Il est six heures du matin en ce jour de début septembre. Le soleil commence à se lever sur la ville de La Flèche. Dans le ciel sans voile, on distingue encore les étoiles et la pleine lune. «Heulà ! Y va encore faire beau, anuit[1] !», se dit Maurice tout en observant le firmament aux multiples couleurs. Cet agriculteur retraité originaire de Malicorne-sur-Sarthe occupe toujours ses journées de travaux physiques et dort assez bien. Il ne se charge que d’une manière distraite de son petit-fils Julien, dix-sept ans, dont il a la garde, et qui est plutôt agité ces temps-ci. Ce matin, ce sera la rentrée des classes, un rituel auquel le jeune homme essaie toujours de se dérober. Ce n’est pourtant pas par aversion pour les études, car Julien passe son temps à lire et s’intéresse à beaucoup de choses. Mais l’adolescent est solitaire et très mal à l’aise en relations, ce qui lui cause de gros problèmes d’intégration et le fait beaucoup souffrir. Maurice se lève, sort de sa chambre, et croise son chien Mowgli, endormi dans le couloir. Il caresse le berger allemand, qui sort de sa torpeur. La queue remuante de l’animal manque de renverser le cadre où est exposée une gravure de Don Quichotte, sur l’étagère où s’entassent les livres de Julien. Celui-ci s’entend bien avec Mowgli, dont il a lui-même choisi le nom, il y a environ cinq ans. Très rapidement, le garçon a observé les comportements du chien et réussi à les imiter fidèlement, ce qui amuse beaucoup son aïeul.
Après quelques caresses, Maurice colle son oreille à la porte de la chambre du jeune homme, mais s’étonne de n’entendre aucun ronflement. « Nom de Diou ! murmure-t-il tout en tournant la poignée. Heulà ! Ce p’tit con a encore fugué ! » En effet, la chambre est vide. Le lit est défait et la fenêtre est grande ouverte. Chose étonnante, Julien n’a même pas emmené avec lui Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban, qu’il est en train de terminer. L’ouvrage est posé négligemment sur un jeu de société à cartes carrées. « Rha, bah nom de Diou ! Qu’est-ce qu’y m’fait pas faire, à mon âge ! Bon, j’m’habille, j’mets ma gapette su’ la tête et j’file à la gendarmerie ! Les rillettes à tremper dans l’kawa, c’est pour tout à l’heure ! »
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Il est sept heures et Maurice est reçu à la gendarmerie de La Flèche.
– Alors, monsieur, qu’est-ce qui vous amène ?
– Ben comme d’habitude, c’est l’fiston qu’a fugué ! Comme par hasard, l’jour d’la rentrée…
– Ah oui, eh bien c’est à prendre très au sérieux, monsieur ! Surtout en ce moment… Avez-vous une photo récente ? Des affaires personnelles ?
– Oui, comme d’habitude. Un bouquin d’sorcellerie, un jeu d’cartes et une photo.
– Bien. Je vais prendre votre déposition, puis j’alerte immédiatement le Procureur du Mans. L’ensemble de la gendarmerie sera mobilisé et nous mettrons tout en œuvre pour retrouver Julien. De votre côté, n’hésitez pas à faire le tour des lieux qu’il a l’habitude de fréquenter et de ses amis.
– Si seulement y n’en avait, des amis… Mais j’le connais, ce mioche, quand y n’aura faim, y r’viendra !
– Je ne voudrais pas trop vous inquiéter, mais nous avons reçu quelques plaintes ce matin car des gens auraient entendu un loup cette nuit, aux alentours du parc des Carmes, puis le long du Loir, jusqu’au Lac de la Monnerie. Votre petit n’est pas si en sécurité que ça. Même si, les autres fois, il y a eu plus de peur que de mal…
– Nom de Diou ! ‘Voulez m’faire crever ou quoi ? Encore un qui s’est échappé du zoo ?
– On appellera le zoo dès que le personnel aura commencé à travailler. En attendant, il faut absolument retrouver Julien. Je prends votre déposition et nous ferons tout notre possible pour le mettre en sûreté.
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Il est dix heures dans le quartier Sainte-Colombe et l’officier Martin, accompagné du jeune stagiaire Rafik, sonne à la porte de la famille Plard.
– Bonjour madame, gendarmerie nationale !
– Messieurs !
– J’aimerais vous poser quelques questions.
– Z’avez appelé le zoo ?
– Oui, et tous les loups sont dans leur enclos, toujours aussi bien sécurisé, comme le reste du parc.
– Ben oui, j’ai eu une sacrée frousse, cette nuit… Mon bonhomme était prêt à sortir le fusil. Mais entrez donc !
– Merci, madame.
– Qu’est-ce que je vous sers ?
– Un verre d’eau, un café ou un jus de fruit sera parfait. Nous n’avons pas le droit de prendre d’alcool pendant notre service.
– Comme vous voulez ! Alors, que savez-vous sur le loup ?
– Nous en parlerons après. Pour l’instant, nous sommes sur une enquête plus urgente. Connaissez-vous le garçon sur cette photo ?
– Jamais vu !
– Un certain Julien Sallé, disparu cette nuit, aucune trace. Il a l’habitude de fuguer, mais avec cette bête qui rôde, c’est assez inquiétant.
– Ben ça…
– Alors, vous avez entendu des cris de loup ?
– Oui, un loup ou un chien errant, mais qui se déplaçait. Ma chienne lui répondait, et on a dû la sortir et l’attacher pour pas qu’elle se barre. En plus, elle est en chaleur en ce moment, et avec la pleine lune…
– Vers quelle heure ?
– Chais pas… P’t-êt’ deux heures du matin. En tout cas, ça arrêtait pas et ça nous empêchait de dormir. Tous les chiens du secteur lui répondaient. C’était un sacré bordel !
– Oui, nous avons eu des plaintes de différents habitants. Les premiers cris ont été entendus dans le Parc des Carmes, puis le long du Loir, et enfin du côté du lac. Après, aucune trace de la bête.
– C’est un animal nocturne, donc ça doit roupiller dans les bois à c’t’heure-ci…
– Effectivement. Nous allons voir ce que nous pouvons faire. Merci pour votre coopération et bonne journée, madame Plard !
– Messieurs les gendarmes !
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Après moult recherches, nos deux hommes frappent à la porte du père Durand, dans une maison en bordure du bourg de Bazouges-sur-le-Loir.
– Bonjour monsieur, gendarmerie nationale !
– Ça va-t-y, m’sieur l’agent ?
– « Officier », pas « agent » ! Nous allons bien, et vous ?
– Ça va ben, ma foi ! Malgré que j’me suis cassé la goule hier dans l’champ à Arnaud, en face le château. Mais entrez donc ! Vous prendrez ben une bière ?
– Euh… Non, merci, nous sommes de service…
– Bah ! Une bonne binouze, ça s’refuse pas !
– Hm ! Hm ! Dans ce cas, nous n’allons rien prendre. Connaissez-vous un certain Julien…
– Le p’tit-fils à Maurice ?
– Oui, c’est ça…
– Il a encore fugué, le morveux ?
– Oui, et…
– Heulà bah dis ! Il a une drôle de cervelle sous son capieau[2], ce gamin ! Il est pas comme les autres… Godiche comme pas permis, toujours à nous saouler avec ses discours incompréhensibles, toujours à bouiner[3] dans ses bouquins. L’aut’ jour, y f’sait marienne[4] dans la berouette[5] alors qu’on était tous en train de bosser. Quelle feignasse ! Pas étonnant qu’il ait pas d’amis ! Combien de fois j’ai dû enguirlander mes gosses parce qu’ils lui f’saient des misères ? Des fois, c’est pas triste… Et le Julien, qu’a dix-sept ans, y continue à banner[6] comme une bonne femme…
– Et à part ça, avez-vous entendu des cris de chien ou de loup, cette nuit ?
– Rin ! Rin du tout !
– Très bien. Nous allons vous laisser et transmettre ce que nous savons à notre capitaine. Merci pour votre coopération et bonne fin de journée.
– À bientôt, messieurs les agents !

Minuit, l’heure du crime. Le père Durand est réveillé par des bruits dans son poulailler. « Aouuuuuuh ! » Il enfile ses chaussons et sa veste, saisit et charge son fusil avec les balles argentées qu’il a attrapées dans le tiroir. Il sort, traverse la cour et met son arme en joue tout en entrant dans la demeure des gallinacés. La lumière s’allume. Surpris, il lance un cri venant du fond du cœur : « Heulà ! »
Il est là, devant lui. Sa bouche ruisselle du sang de la poule qu’il a égorgée. Les poils de son corps nu sont hérissés par on ne sait quelle rage. Ses yeux luisent d’une expression étrange. La mystérieuse créature errante se fait enfin voir… Le père Durand baisse son arme et appelle le 15.
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La départementale 323 défile à l’allure tranquille du C15. Clermont-Créans, Cérans-Foulletourte, Guécélard. Puis Maurice prend la direction d’Allonnes. Il est pensif. Comment son petit-fils a-t-il pu en arriver à ce point ? Comment a-t-il pu délirer jusqu’à se prendre pour un loup-garou ? Il se tourne vers son Dieu, ce Dieu contre lequel il jure à longueur de journée, ce Dieu qu’il ne prie que quand les choses vont mal, mais auquel il préfère croire au cas où. Le vieil homme se gare et se dirige vers le Centre hospitalier spécialisé de la Sarthe, où Julien a été pris en charge.
Après une enfance et une adolescence difficiles, le jeune homme accepte de faire confiance à la médecine pour le soigner. Dans ces moments compliqués, il se tourne également vers le Dieu dont on lui parlait au catéchisme quand il était petit. Il se souvient qu’il allait à la messe pour les temps forts, où une gentille dame de la paroisse préparait avec tout son cœur des choses adaptées aux enfants. Il se souvient également des « chanteurs à l’étoile » qu’elle organisait. Déguisé en roi mage, il allait chanter avec d’autres enfants des chants de Noël chez les gens qui le souhaitaient. En échange, les villageois donnaient de l’argent pour que la paroisse aide d’autres jeunes dans des pays du Tiers-Monde. Parfois, ils offraient quelques bonbons pour les petits chanteurs. Une sorte d’Halloween catho où mes mauvais sorts étaient remplacés par des bénédictions. Il se souvient de sa première communion et de sa profession de foi, à l’occasion desquelles une partie de sa famille, qui n’avait pas l’habitude d’aller à l’église, chahutait pendant la cérémonie. Même si cela pouvait irriter quelques personnes « bien comme il faut », il savait que c’était sans mauvaise intention. Au contraire, il se souvient qu’il avait été mis à l’honneur lors de sa « petite », puis de sa « grande » communion, comme un rite de passage de l’enfance vers l’adolescence. Même si sa vie n’a pas toujours été facile, il aime profondément sa famille, ces gens du peuple qui se battent avec dignité, malgré les difficultés auxquelles ils font face. Ces gens qui n’ont pas réussi à l’école, car leur culture est trop éloignée de celle des enseignants, mais qui savent travailler de leurs mains, contrairement à lui. Il se tourne donc vers ce Dieu qui se fait faible, comme lui. Ce Dieu qui est du côté des pauvres, des malades et des laissés-pour-compte. Ce Dieu qui se laisse clouer à la croix par amour. Ce Dieu qui a vaincu la mort et nous promet la victoire de la résurrection. Julien ne sait pas combien de temps il restera hospitalisé en psychiatrie. Il sait juste que ce passage difficile lui permettra de prendre un nouveau départ, de se laisser accompagner par des professionnels compétents qui l’aideront à réussir sa vie. Et comme il décide de faire confiance au Bon Dieu, il sait qu’il s’en sortira.
FIN
[1] Anuit : « aujourd’hui » en patois sarthois. Peut-être est-ce la même étymologie qu’avui en catalan.
[2] Capieau : « chapeau » en patois du sud-Sarthe.
[3] « Bouiner » ou « ne rien bouiner » : « ne rien faire » en patois angevin.
[4] Faire marienne : « faire la sieste » en patois manceau.
[5] Berouette : « brouette » en patois angevin.
[6] Banner : « pleurer » en patois angevin.
Pour en savoir plus sur ce parler populaire, cliquez ici. 🙂
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