
Leonardo se pose beaucoup de questions. Ce travail a-t-il vraiment du sens ? Certes, il gagne bien sa vie. Oui, mais après ? Cette activité très lucrative le rend-il vraiment heureux ? Est-elle au service du bien commun ? Leo est indispensable à son entreprise. Contrairement aux autres, il a eu la chance de faire des études à Agrocampus, à Angers, tandis que son futur employeur finançait le développement de son haut potentiel. Bien sûr, il n’en parlait pas à ses camarades de promotion. Il disait juste qu’il voulait travailler dans la recherche en botanique, mais le reste de son parcours était top secret. D’ailleurs, depuis qu’il est retourné dans son pays, il n’a plus aucun lien avec ces étudiants français. Et c’est sans doute mieux ainsi.
Oui, ce travail si bien rémunéré dans ce laboratoire lui pose question. Quinze ans après son retour, il est en pleine crise de la quarantaine. Mettre au point des plantes de plus en plus psychotropes et addictives pour ce cartel latino-américain lui paraît vide de sens. Toute cette délinquance, tous ces massacres, toutes ces vies gâchées… Mais s’il dit mierda à son employeur, c’est la gâchette à coup sûr…
Le marché s’épuise, les drogues classiques ne se vendent plus tellement ; il faut innover. Une étude de marché fait ressortir une nouvelle demande de la part des consommateurs : une plante euphorisante, dégageant un gaz ou une énergie qui les mettrait dans une joie dynamique et qu’ils pourraient avoir chez eux. Il y travaille avec professionnalisme, mais sans grande conviction. Il est résigné, comme un esclave, comme un robot.
Dans ce bidonville de San Porro del Mono, le cartel local règne en maître. L’État a déserté les lieux depuis longtemps et la population fait confiance à ces bandits qui sortent les pauvres gens de la misère par le clientélisme. Le seul contre-pouvoir sérieux est l’Église catholique. Les prêtres, les religieux et les religieuses, qui vivent pauvres parmi les pauvres, sont aux côtés des toxicomanes, des enfants des rues et des prostituées. Ils ne cautionnent pas la mainmise des narcotrafiquants, mais ils sont bien obligés de fermer les yeux s’ils veulent rester en vie. Même certains dealers se montrent très croyants et arrosent généreusement la quête du dimanche avec leur argent sale. Le curé de la paroisse, le père Francisco, est un homme très respecté. Il est d’une très grande cohérence : généreux, bienveillant et franc, il vit sobrement et se met toujours au service d’autrui. Sa prédication est toujours remplie de sagesse et il s’adresse de manière accessible aux paroissiens qui, pour beaucoup, ne sont jamais allés à l’école. Croyants ou non, tout le monde l’admire et l’appelle El Santo, « le saint ».
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Latif est désespéré. Et il n’est pas le seul. Dans le royaume de Dar ez-Zoulm, une grande partie de la population déprime. Tout va très bien pour les Zoulmites. Leur vie est paradisiaque : villas, piscines, voyages à l’étranger, festins réguliers. Mais pour les travailleurs originaires d’Asie du Sud-Est, c’est l’enfer. Venus pour pouvoir envoyer de l’argent à leur famille, ils sont payés misérablement. Ils sont entassés dans des logements insalubres, travaillent comme des bêtes et n’ont aucun moyen pour protester. Certains préfèrent se suicider pour que leurs familles puissent toucher l’argent des assurances. Quant aux jeunes filles, elles sont forcées à la prostitution.
L’Occident est complice de cette monarchie injuste. La richesse du royaume vient de ses nombreux gisements de pétrole, exploités par la multinationale Petroflouz. Latif et ses compagnons travaillent sur les puits d’extraction. Ils y font les métiers les plus dangereux et nombre d’entre eux sont tombés malades à cause de la pollution. Les Zoulmites habitent loin de ces bagnes et ne sont donc pas exposés à ces problèmes. D’ailleurs, se rendent-ils vraiment compte de ce que subissent les populations « accueillies » sur leur territoire ?
Latif marche seul dans le désert. Il se sent comme une victime. Il se croit beaucoup trop gentil pour résister aux injustices et prie Allah de lui venir en aide. Dans son Pakistan natal, on adore le même Dieu qu’ici. Pourquoi les croyants de Dar ez-Zoulm agissent-ils de la sorte ? Le Coran ne dit-il pas que tous les musulmans sont frères ?
Soudain, il trébuche et tombe à plat ventre. Il regarde quelle pierre l’a fait choir. À son grand étonnement, il s’agit d’une lampe, exactement comme celle d’Aladin. Incrédule, il la frotte pour voir quel sera le résultat…
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Adila pleure sur ses enfants. Elle les aime. Elle connaît tous les trésors qui se cachent en eux. Mais la vie ne les a pas aidés. C’est comme si le sort s’était acharné sur toute la famille. Abbas, l’aîné, est devenu chef de bande. Il a rapidement compris qu’il aurait plus d’avenir dans le trafic de drogue qu’en tentant de suivre les cours dans ces établissements de ZEP où les professeurs sont dépassés.
Abra, la deuxième de la fratrie, est beaucoup plus raisonnable. Elle a toujours été studieuse et a toujours montré le bon exemple à ses frères et sœurs. Mais elle souffre d’asthme sévère à cause de l’environnement dans lequel se trouve la cité. En effet, Tutiroutupointes est coincée entre une bretelle d’autoroute et une raffinerie de pétrole tenue par Petroflouz, dans la banlieue nord de Marseille. Et les ferries à quai n’arrangent rien ! De nombreux problèmes de santé touchent ces populations qui n’ont pas les moyens de vivre ailleurs : maladies respiratoires, cancers, problèmes psychiques, voire malformations des fœtus et déficiences intellectuelles.
Dakwan, le troisième enfant de Badreddine et Adila, est très intelligent. Petit, il était curieux et s’intéressait à tout. Mais la crise d’adolescence fait des dégâts. Au collège de Tutiroutupointes, il ne fait pas toujours bon être un « intello ». Les enseignants voient que ce jeune a du potentiel, mais il préfère rester légitime auprès de ses copains que passer pour le « fayot de service », même si son grand frère est tellement craint que personne n’oserait le toucher. D’ailleurs, Dakwan s’identifie plus à Abbas qu’à son père. Ce dernier est âgé et il ne parle même pas français. Il ne travaille pas et c’est l’aîné caïd qui fournit l’argent à la maison.
Les deux derniers, Bahij et Faïda, font la consolation de leurs parents. Ils vivent encore de la fraîcheur de l’enfance, mais pour combien de temps ? Bahij est enjoué, et son sourire radieux emplit la maison. Il fait souvent le clown et apporte un peu de rire dans cette ambiance morose. Faïda est pleine de bienfaits pour sa famille. À quatre ans et demi, elle est déjà coquette, elle bute sur les mots et attendrit tout le monde, du terrible Abbas à la sérieuse Abra, du Dakwan peu assuré aux deux parents angoissés par leurs trois aînés.
Cette famille est un exemple type de ce qui se passe dans cette cité : chômage, discrimination, pollution, maladies, manque d’avenir, délinquance, mais aussi solidarité et vie. À Tutiroutupointes, tout le monde souffre de ces injustices. Mais, comme dans chaque cité de France et de Navarre, tout le monde se connaît. Donc s’ils veulent s’unir pour faire la révolution, ils en ont les moyens. Le tout est de la faire intelligemment…
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Le père Francisco se lève. L’évangile est lu, il va enchaîner avec son homélie. On vient de lui diagnostiquer un cancer en phase terminale, mais il ne l’a dit à personne. Il n’a donc rien à perdre. Tout le monde attend avec impatience ce qu’il va dire. Après un long silence, il commence enfin son prêche :
« Quel avantage, en effet, un homme a-t-il à gagner le monde entier si c’est au prix de sa vie ? »
Il s’arrête. Toute l’assemblée retient son souffle. Que va-t-il tirer de cette citation de l’évangile de Matthieu ?
« Mes amis, que signifie cette phrase pour nous aujourd’hui ? »
Pas de réponse.
« San Porro del Mono est remplie de gens bien. Vous êtes des gens bien. Vous êtes des enfants de Dieu et vous avez été créés pour faire le bien. »
Silence.
« Mais malgré cela, San Porro del Mono est remplie de violence, de misère et d’injustice. Pourquoi ? »
Silence.
« Eh bien parce que le démon y fait son œuvre ! Il y a, dans ce bidonville, des gens qui ont vendu leur âme au diable. Ils gagnent des milliers de pesos, ils ont des piscines, des femmes à volonté, parfois ils vont à l’église et donnent leur argent sale à la quête ou aux plus pauvres. Ils gagnent le monde entier, mais ils sont sur le chemin de l’enfer. Et vous, vous êtes complices ! Vous acceptez cette servitude ! Or Dieu nous a créés pour l’amour, pour la liberté, pas pour cette complaisance avec le mal ! Dieu est plus fort que le diable ! L’amour est plus fort que la mort ! N’ayez pas peur et osez résister aux narcotrafiqu… »
Le sermon du padre est interrompu. Une balle vient de s’encastrer au milieu de son front. Personne ne sait d’où ça vient, mais le tireur a un message implicite pour l’assemblée : « Si vous faites ce qu’il vous a dit, il vous arrivera la même chose ! »
Dans ce bidonville, violence et religion sont omniprésentes. Les habitants en ont assez de la violence et la religion est leur seul refuge — avec la drogue, pour beaucoup. Les paroles d’El Santo ont retenti. Si tous les prêtres ne sont pas irréprochables, celui-ci était très aimé car il était très cohérent. Il a témoigné de ses convictions jusqu’au don de sa vie. Alors il est temps de reprendre le flambeau et de faire la révolution…
Le soir même, un groupe de personnes se réunit dans le plus grand secret. Les leaders de tous les groupes sont représentés : les syndicalistes, les religieux, les enfants des rues, les prostituées, les colporteurs… Seuls les trafiquants manquent à l’appel. Le conseil secret réfléchit à la manière dont il peut renverser ce régime narcocrate.
– Il faut faire table rase du passé, annonce Felipe, un leader syndical d’âge mûr. Il faut prendre les armes pour renverser ce régime impérialiste ! Barricadons-nous ! ¡¡El pueblo unido jamás será vencido!![1]
– La violence ne résout rien, rétorque sœur Teresa. Pensez à Jésus, qui a sauvé le monde sur la croix. Pensez au pasteur Martin Luther King qui a fait changer les États-Unis par la non-violence…
– Je ne crois pas à votre Bon Dieu des Bisounours, ma p’tite dame ! Est-ce qu’Hitler est tombé de cette manière-là ? Nous avons affaire à des tarés ! Contre le fascisme et la dictature capitaliste, seule la révolution peut changer les choses !
– Et que pensez-vous d’une révolution non-violente ?
Tous se tournent vers Miguelito. De sa petite voix, le chef de bande des enfants des rues vient d’intriguer l’ensemble du conseil.
– Explique-toi, reprend María Magdalena, directrice de la maison clause du quartier.
– Eh bien, nous pourrions lancer une grève du manque !
– Une quoi ? répondent-ils tous en chœur.
– Une grève du manque ! C’est le même principe que la grève de la faim, mais avec la drogue. Tous les toxicomanes du bidonville arrêteraient de consommer jusqu’à ce que les narcos dégagent…
Devant les explications de l’enfant, tous éclatent de rire.
– Tu es jeune et sans expérience, Miguelito, reprend jovialement Melquíades, le porte-parole des colporteurs. Mais tu apprendras avec la vie qu’un toxico ne peut pas se passer de drogue comme ça. C’est une maladie et on n’en sort que très rarement à coups de bonne volonté.
– J’ai peut-être l’air jeune, mais j’ai bien plus d’expérience que vous ne le croyez. Nous, les enfants des rues, nous ne sommes pas du tout naïfs. Nous sommes des experts en matière de délinquance et de défonce. Et d’ailleurs, je ne suis même pas un enfant, mais un extraterrestre !
Devant cette nouvelle remarque, c’est un fou rire incontrôlable qui saisit toute l’assemblée. C’est à croire que le garçon vient de dévorer un space cake ! Mais tout à coup, les rires se transforment en cris de peur. En effet, ce n’est plus un enfant qui se dresse devant eux, mais un cloporte vert géant, avec des tentacules à la place des pattes. Il disait donc vrai !
– Ça vous fait peur ? Rassurez-vous : je vais vous effrayer encore davantage !
À la place de l’alien, les conseillers voient un jeune homme d’une trentaine d’années, l’air introverti. Ils crient en effet de plus belle, car c’est l’une des dernières recrues des narcotrafiquants. C’est Judas, l’assistant de Leonardo au laboratoire.
– N’ayez pas peur ! J’ai beau avoir un nom de traître, ce sont les narcos que je trahis. Si vous m’écoutez bien sagement, je vous indiquerai comment mener votre révolution. Mon vrai nom est Ra-Rho. Je viens d’une planète nommée Terra Botanica, qui est à un million d’années-lumière de la vôtre. D’ailleurs, ce nom est aussi celui d’un parc à thème dans l’ouest de la France, mais les responsables politiques locaux n’ont pas fait exprès de copier sur nous. Ils ne connaissaient pas l’existence de ma terre natale, donc nous ne pouvons pas les accuser de plagiat. Sur ma planète, la vie animale et végétale est foisonnante. On y trouve notamment une multitude d’espèces de plantes magiques. Avec deux collègues, j’ai été envoyé en mission pour aider les Terriens. Mon camarade Ra-Rib a été parachuté au Moyen-Orient, où il se fait passer pour un génie dans une lampe. Quant à Zarbi, il s’est déguisé en chômeur qui profite du système dans la banlieue de Marseille, en France. Nous communiquons par télépathie pour coordonner des insurrections qui changeront la face du monde. Donc ce qui se joue ici, à San Porro del Mono, servira toute l’humanité. Ça vous va ?
Tous acquiescent en silence.
– Bien, reprend Ra-Rho. Alors, la première plante que je vous propose est la tripa gerba. Elle agit sur l’ADN et provoque une mutation génétique ainsi qu’un profond dégoût pour tout type de drogue. En même temps, elle supprime tous les symptômes liés au manque et répare toutes les lésions dues à la consommation. Depuis mon recrutement au labo, j’en ai mis dans toutes les marchandises exportées à l’étranger. C’est pour cela que le marché s’essouffle et que les narcos sont de moins en moins généreux envers les pauvres du quartier. Cette situation nous aidera à gagner le soutien des habitants. Nous allons donc donner de la tripa gerba à tous les toxicos qui veulent en finir avec leurs tortionnaires. En échange, ils feront savoir haut et fort qu’ils entament la grève du manque. Ça vous va ? Vous avez des questions ?
– J’espère que nos cris de rire et de peur ne nous ont pas fait repérer, s’inquiète María Magdalena.
– Pas de problème, répond Ra-Rho. J’ai brouillé les ondes pour que cette maison semble déserte à toute personne extérieure à notre groupe.
– J’ai une autre question, demande Felipe. Comment as-tu fait pour venir jusqu’ici si ta planète est aussi loin ?
– Bah ! Enfin ! Par téléportation ! Quelle question !!!
*
* *
Ra-Rib a réuni les ouvriers d’Asie du Sud-Est dans un endroit secret. Sans leur dire, lui aussi a agi sur les ondes pour que personne ne puisse les y trouver.
– Alors, vous en avez marre de cette exploitation de la bourgeoisie pétrolière ?
– Ouais ! Aux chiottes les Zoulmites !
– À Dar ez-Zoulm, on va tous les bouffer comme des loukoums !
– Je comprends votre colère, camarades ! Mais attention : nous allons agir de manière non-violente. Souvenez-vous de Gandhi, qui a réussi à libérer la plus grande démocratie du monde sans armes. Combien parmi vous sont indiens ? Bien, je vois beaucoup de mains levées ! Je vous propose de faire grève. Petroflouz sera bien emmerdée si les puits n’extraient plus rien, et les Zoulmites aussi !
– Mais comment veux-tu qu’on fasse grève de manière non-violente sans se faire taper dessus ? interroge un ouvrier au fort caractère originaire d’Indonésie.
– Eh bien avec ça, répond Ra-Rib en sortant de sa poche un petit pot, le corpus diamantis !
– Le quoi ?
– C’est une plante magique. Vous en mangez et personne ne pourra vous blesser. Votre corps deviendra si dur que ce sera l’arme qui cèdera.
Devant cette déclaration, tous éclatent de rire. Ça leur fait du bien : ces hommes n’ont pas ri comme ça depuis des mois, voire des années. Au bout d’un moment, Ra-Rib prend son apparence bleuâtre de génie et s’amuse à entrer dans la lampe, puis à en ressortir par intermittence.
– Mâ shâ’ llâh ! s’écrient les ouvriers en chœur.
– Ça vous épate, hein ! Alors ? On croit aux plantes magiques, maintenant ? Bon, dit-il après avoir repris son apparence humaine, Latif, prends ce couteau à viande et coupe-moi le bras !
– Non, je ne pourrai jamais faire ça !
– Femmelette ! répond l’Indonésien en lui arrachant l’arme des mains. C’est un génie, ça va rien lui faire !
Et l’homme tranche d’un coup sec le bras de Ra-Rib, qui part à l’autre bout de la salle. Le sang gicle à flots, mais le membre repousse sur-le-champ.
– Pourquoi le bras est-il parti ? Parce que je n’avais pas pris de corpus diamantis ! J’en mange donc une bouchée… Mmmh… Ch’est bon ! Et là, tranche-moi le bras pour voir !
L’Indonésien recommence, mais c’est le couteau qui vole en éclats. Alors, tout le monde se rue vers le génie pour pouvoir se gaver de la plante magique.
*
* *
Les sages du quartier fument la chicha sur la place principale de Tutiroutupointes.
– Ah, mon bon vieux Hakim… La vie n’est plus ce qu’elle était ! Nous, on essayait de s’intégrer. Mais pour nos petits-enfants, c’est bien plus difficile…
– Comment veux-tu t’intégrer quand la police te contrôle tout le temps, quand l’école n’est plus une garantie de réussite, quand l’air est trop pollué pour que tu puisses te développer normalement ?
– Salam calikoum, mes oncles !
– Abbas ! Comment vas-tu, mon grand ?
– Pas fort ! Les affaires ne marchent plus trop, en ce moment… Quand il s’agit des clients qui ne fument que du shit marocain, il n’y a aucun problème. Mais ceux qui touchent à la came latino-américaine nous lâchent complètement ! Il y en a même qui dégueulent sur mes dealers ! J’ai dû arrêter de travailler avec mes fournisseurs de San Porro del Mono. C’est à croire que leur marchandise est maudite !
– Salut la compagnie !
– Tiens ! Salut Kevin ! Ça roule ?
– Putaing, oui ! Toujoure la frite !
– Bah t’as de la chance ! T’es bien le seul ici… Tiens, v’là Amady !
Un homme de type subsaharien se dirige vers eux. Avec ses 140 kilos, il a du mal à se déplacer. Il arrive en sueur pour saluer les uns et les autres.
– Alors, j’ai l’impression que ça va pas fort !
– Ce n’est pas qu’une impression !
– Et si on changeait tout ça ?
– Comment veux-tu que ça change ?
– Ben… En faisant la révolution !
– T’es sérieux ?
– Très sérieux ! On est pauvres, on souffre de la pollution. Donc ce qui marche, aujourd’hui, c’est de foutre le bordel pour se faire entendre. Il y a eu les Gilets jaunes, il y a eu la Marche pour le climat. Je vous propose donc « la Marche des pauvres pour le climat ». Nous bloquerons les ronds-points avec des gilets verts fluorescents 100 % naturels…
– Attends, Amady ! T’es mignon, mais depuis qu’on te connaît, tu passes ta vie devant la télé à bouffer des chips et à fumer des pétards, tu profites de toutes les allocs possibles et tu nourris la réputation des étrangers qui profitent du système. Donc tu vas arrêter avec tes idées à la con ! Déjà, on n’est pas assez riches pour financer un truc pareil, et en plus, des gilets fluorescents 100 % naturels, ça n’existe pas !
– Bon, déjà, je n’y suis pour rien si je ne trouve pas de boulot. Les employeurs ne sont pas nécessairement racistes, mais quand on s’appelle Amady Coulibaly, c’est vachement plus dur d’avoir un job !
– Rien ne t’empêche de changer de nom !
– En France, c’est un handicap, mais au Bled, c’est un atout. Je peux être ami sur Facebook avec tous les Coulibaly que j’y trouve. J’en ai même invité un qui a lancé des plantations de coton bio au Mali. On pourrait s’en servir pour tisser nos gilets tout en favorisant le commerce équitable…
– Et avec quoi tu vas financer tout ça ? Avec ton RSA, tes APL et ton AAH basée sur ton handicap fictif ?
– Je peux trouver des financements, interrompt Hakim. Je suis parent avec le rappeur Karim Kif-Edderim. Il est très riche et très généreux. En plus, il ferait certainement une chanson pour soutenir notre mouvement.
– Bien, reprend Abbas. Et la teinture fluorescente naturelle ?
– Regarde-moi ça ! Cette poignée d’herbes nous changera la vie ! C’est de la stabylota verda. Tu teins du coton avec ce truc et tu as de beaux gilets verts…
– Je te croirai quand tu m’auras fait une démonstration.
– Très bien, cher Abbas ! Viens chez moi et je te montrerai. Tu peux me croire. Demande aux gens du quartier ! J’ai l’habitude de tromper l’État français, mais pas mes frères de la cité. D’ailleurs, je suis l’un de tes clients les plus fidèles et je t’ai toujours payé comptant.
– Pas faux ! Montre-moi ça, qu’on puisse enfin changer la vie de tous les banlieusards !
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Pablo est désespéré. San Porro del Mono s’est complètement retourné contre son clan. La grève du manque a bien pris. Plus personne n’achète sa marchandise, ni ici ni ailleurs dans le monde. Son personnel se met en grève et refuse de massacrer les rebelles. À la télévision, il voit que l’entreprise Petroflouz est, elle aussi, en difficulté. Les ouvriers sont en grève à Dar ez-Zoulm et les Zoulmites plient devant eux depuis que le monde entier a vu les corps invincibles des esclaves brisant les armes de la répression. Ça fait le buzz, tout comme les manifestations des Gilets verts en France. Il y a différentes insurrections, mais pour quel résultat ? Partout, la situation est bloquée. Si on se soulève, il faut que ça serve à quelque chose. Pour l’instant, Petroflouz et les narcotrafiquants sont dans une situation critique, sans que rien ne s’améliore pour les insurgés. Ces derniers protestent, mais ne proposent aucune alternative concrète. Pablo sort son revolver, le charge et met le canon dans sa bouche.
« Boum ! »
Le dirigeant du cartel se retourne. Leonardo vient de frapper un grand coup sur la porte.
– J’ai une bonne nouvelle, patron !
– Ça existe encore, les bonnes nouvelles ?
– Vous vous souvenez de cette plante euphorisante que vous m’aviez demandée il y a quelques mois ? Judas m’a aidé à…
– Qu’est-ce que j’en ai à foutre, maintenant ? La drogue, ça ne marche plus ! Il faut innover, se reconvertir, et nous n’avons plus le moindre peso à investir là-dedans !
– Justement, Judas a trouvé un truc pas mal : le cactus ecologicus. Si on dépose un brevet, on peut sauver la compagnie, le bidonville et le monde entier avec !
*
* *
Cinq ans se sont écoulés. En partenariat avec Petroflouz, le cartel de San Porro del Mono a développé des plantations de cactus ecologicus dans le désert de Dar ez-Zoulm. Les ouvriers agricoles d’Asie du Sud-Est sont très bien payés et envoient des biodollars qui participent largement au développement de leur pays d’origine. Le cactus ecologicus absorbe le dioxyde de carbone en grande quantité. Il peut même en attirer à des milliers de kilomètres. Une partie du carbone sert à la photosynthèse. Une énorme quantité de dioxygène est recrachée dans l’atmosphère, ce qui a un effet euphorisant. Les ouvriers sont donc très heureux et dynamiques au travail. Une autre partie du carbone est stockée dans le sol. Mais avec le cactus ecologicus, on fait surtout du biocarburant non polluant et du plastique biodégradable. Cela est notamment fabriqué dans des usines situées dans les quartiers sensibles. À Tutiroutupointes, la raffinerie Petrovert (anciennement Petroflouz) est devenue une usine éthique, qui emploie la main-d’œuvre locale dans des conditions de travail rêvées. Le jeune Dakwan vient d’obtenir son baccalauréat avec mention très bien. Après la classe préparatoire et une école d’ingénieur, il espère intégrer cette société dans laquelle son grand frère est manager. À San Porro del Mono, le cartel vit grassement du brevet lié au cactus ecologicus. Le bidonville n’en est plus un. C’est un quartier où il fait bon vivre, comme à Tutiroutupointes, à Dar ez-Zoulm et partout ailleurs. La Terre est moins polluée et les Terriens ont enfin compris que c’est par la justice et l’équité qu’ils peuvent réellement être heureux.
[1] « Le peuple uni ne sera jamais vaincu ! » Slogan marxiste très souvent utilisé dans le monde hispanique.
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