Entre l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud, l’isthme de Panama est un territoire à l’histoire passionnante. Depuis sa découverte par les Espagnols au début du XVIe siècle, cette fine bande de terre interocéanique a toujours été convoitée tant pour sa position stratégique que pour ses richesses. Il n’est donc pas étonnant que son histoire politique soit jalonnée d’épisodes d’ingérence et minée par la corruption… À l’heure où la République du Panama élit son nouveau président et doit relever des défis de taille, intéressons-nous à son passé captivant ! 😀
Au Panama se trouve la plus grande mine de cuivre d’Amérique centrale, qui génère près de 4 % du PIB et 65 % des recettes des exportations. Elle est exploitée par le consortium canadien First Quantum Minerals. Le 20 octobre 2023, le contrat entre celle-ci et l’État panaméen a été adopté pour 20 ans renouvelables. Des manifestations ont commencé à partir de cette date. Des associations écologistes, des corps de métiers, des syndicats, des groupes amérindiens et des étudiants, entre autres, ont exigé l’annulation de cet accord. Ils ont dénoncé la corruption y ont voulu protéger les ressources naturelles. Ils ont également considéré que cette mesure ne respecte pas la souveraineté nationale, estimant que l’exploitation de cette mine est un vol envers le peuple panaméen. Afin de mieux comprendre les racines de ce conflit, nous pouvons nous pencher sur l’histoire de l’Isthme…
Avant d’approfondir ce sujet, il convient de définir les concepts clés. D’après le Larousse (version numérique disponible sur ce lien), l’ingérence est, entre autres, l’« intervention d’un État dans la politique intérieure d’un autre État. » Dans cet article, nous nous baserons sur la définition retenue par le droit international, à savoir le fait qu’un État ou une organisation internationale intervienne dans la politique intérieure d’un État souverain sans l’accord de ce dernier (vous trouverez une définition plus complète de ce concept sur le site Internet de l’ENS de Lyon). Nous pouvons considérer comme la personnalité morale d’un État souverain soit la majorité de ses citoyens soit ses dirigeants, en principe élus démocratiquement par le peuple. Concernant la corruption, le Dictionnaire de l’Académie française définit, entre autres, ce concept emprunté du latin classique corruptio (« altération », « séduction ») de la manière suivante : « Le fait de détourner une personne de son devoir, de la soudoyer, de la suborner. User de corruption pour parvenir à ses fins. Recourir sans scrupule à la corruption. DROIT. Corruption active de fonctionnaire, délit consistant à solliciter d’un fonctionnaire un acte contraire à son devoir, en faisant appel à ses intérêts propres. Corruption électorale, pratique consistant à acheter les suffrages lors d’une consultation électorale. La corruption électorale est punie de la privation des droits civiques. Corruption passive, le fait de se laisser détourner de son devoir par de l’argent ou tout autre moyen de subornation. Le trésorier de cette association a été soupçonné de corruption passive. »
Compte tenu des éléments ci-avant, nous pouvons nous demander : Quels rôles jouèrent l’ingérence, d’autres types d’influence étrangère légitime et illégitime, ainsi que la corruption et les autres formes de manipulation de la part d’acteurs extérieurs, dans l’histoire politique de l’Isthme de Panama depuis l’ère coloniale jusqu’au milieu du XXe siècle ?
Pour répondre à cette question, nous suivrons le cours de l’histoire de cette région, en commençant par la phase qui s’étend de la conquête espagnole au projet de canal français (1501-1868). Nous nous intéresserons ensuite au rôle de l’influence étrangère dans la construction du canal et l’indépendance du Panama (1879-1914). Pour finir, nous terminerons notre étude chronologique en considérant ce qui se produisit entre la fin des travaux du canal de Panama et la Seconde Guerre mondiale (1914-1941).
- De la conquête espagnole au projet de canal français (1501-1868)
Entre deux océans et deux sous-continents, l’isthme de Panama est situé dans un lieu stratégique et naturellement ouvert à l’influence de plusieurs peuples. Nous verrons que cela est déjà documenté bien avant avant le projet de canal interocéanique.
D’après ce que savent les historiens, nous pouvons affirmer avec certitude que le début de l’ingérence sur le territoire de l’isthme de Panama remonte à 1501, quand les Européens mirent pour la première fois le pied sur cette terre. Christophe Colomb visita lui-même ces contrées lors de son quatrième voyage en 1502 et écrit au roi Ferdinand le Catholique qu’il s’agissait des terres les plus fertiles du monde. Ce fut alors que les Espagnols s’y installèrent ; ils y furent immédiatement harcelés par les autochtones. Vasco Núñez de Balboa leur imposa son autorité et se lia d’amitié avec quelques puissants chefs tribaux. Ces derniers lui révélèrent l’existence d’une autre mer, au bord de laquelle prospéraient des royaumes très riches en or. En 1513, l’expédition dirigée par le conquistador atteignit l’océan Pacifique, où les Amérindiens lui confirmèrent l’existence d’un grand empire au midi, c’est-à-dire l’Empire inca. Ainsi, la ville de Panamá la Vieja fut construite, servant de base pour conquérir l’Amérique du Sud.
Pendant l’époque coloniale, les Espagnols durent faire face à l’ingérence d’autres puissances européennes ainsi qu’aux pirates des Caraïbes. En effet, Portobelo était la ville dans laquelle étaient entreposés les trésors provenant des colonies méridionales. Le célèbre corsaire Francis Drake essaya de prendre la région pour y établir une base anglaise dans les Caraïbes et mettre en échec l’empire colonial espagnol. Il fut vaincu et mourut en 1596 face à Portobelo. Cette ville fut également attaquée par le pirate Morgan, qui incendia ensuite Panamá la Vieja, dont il ne reste aujourd’hui que des décombres. En 1663, la ville actuelle fut établie sur un lieu plus facilement défendable. Plus tard, des Écossais fondèrent des colonies dans le Darién, avec l’intention de relier par un chemin les deux océans. Après des conflits avec les Espagnols, la paix fut signée en 1700, puis les Britanniques abandonnèrent ce projet. Le XVIIIe siècle marqua le début du déclin de l’empire colonial espagnol en Amérique. À cette époque, la zone de l’isthme dut faire face aux attaques constantes des pirates des Caraïbes, ainsi qu’aux conflits contre les Amérindiens du Nicaragua et du Darién, qui détruisirent de nombreux villages. En 1746, les Anglais portèrent le coup de grâce à Portobelo. Les Espagnols arrêtèrent donc d’y entreposer des richesses. Les familles aisées avaient déjà commencé à déserter la bande de terre, qui commença à péricliter.
Par conséquent, le Panama commença le XIXe siècle sous l’aspect d’une petite province oubliée d’un empire en pleine décadence. Les révolutions américaine et française constituèrent d’autres influences étrangères, qui diffusèrent des idées indépendantistes sur le continent. Profitant de l’affaiblissement de couronne espagnole du fait de l’invasion napoléonienne, Simón Bolívar prit la tête de la révolte dans la zone qui englobait notamment le territoire qui nous intéresse. Il vainquit les armées royales lors de la bataille décisive de Boyacá (actuelle Colombie) le 7 août 1819. L’isthme de Panama quitta donc la domination de la métropole pour être rattaché au nouvel État de Grande Colombie. Autour de l’an 1835, les États-Unis manifestèrent pour la première fois un certain intérêt pour cette région. En effet, ils avaient déjà acheté la Louisiane aux Français, s’ouvrant ainsi un accès à la mer des Caraïbes. Le territoire de l’Isthme est une bande de terre très fine, qui permet de passer facilement d’un océan à l’autre. Or, en 1848, commença ce qu’on appelle la « ruée vers l’or ». Des mines étaient exploitées en Californie et le Panama était la route la plus sûre pour que les minerais fussent transportés jusqu’à la côte orientale des États-Unis. En effet, le Middle West était marqué par les conflits avec les Indiens ; ces peuples massacrés et affamés volontairement par les étasuniens ne perdaient aucune occasion de prendre en embuscade les diligences et les trains chargés de marchandises et de matières premières de valeur. De ce fait, l’or transitait par le Panama. Les navires étaient déchargés sur la côte Pacifique, puis la cargaison était transportée en canoë le long du fleuve Chagres. Enfin, elle était acheminée à dos d’âne jusqu’à la mer des Caraïbes. Le président américain Andrew Jackson (1829-1837) avait déjà en tête l’idée d’un canal interocéanique. Dans les années 1850, un traité fut signé entre les États-Unis et la Colombie afin d’utiliser l’isthme en tant que route commerciale. En 1855 fut inaugurée la ligne ferroviaire qui marqua la fondation de la compagnie des chemins de fer du Panama. La ville de Colón fut construite à cette époque, en tant que terminal de cette liaison sur la côte atlantique, mais aussi afin d’assumer la fonction de port pour des grands navires à vapeur. Après l’inauguration de cette ligne, l’isthme était constamment traversé par des milliers de personnes.
En somme, bien avant le projet français de canal interocéanique, le Panama était considéré par tous comme une zone stratégique et riche en ressources. C’est pour cela que toutes les puissances militaires et économiques de la région convoitaient cette bande de terre. Entre le XVIe et le milieu du XIXe siècle, les uns et les autres essayaient de la conquérir par les armes. Nous verrons qu’à l’époque contemporaine, d’autres moyens furent utilisés pour s’approprier ce lieu désiré par tant de monde…
II. La construction du canal et l’indépendance du Panama (1869-1914)
Le grand tournant dans l’histoire de l’isthme fut indubitablement la construction du canal, qui conduisit à l’indépendance de la République du Panama. Quel fut le rôle de certaines puissances étrangères dans le déroulement de ces événements ? Quelles armes utilisèrent-elles pour que tout se produisît selon leur volonté dans cette bande de terre si convoitée ?
En 1869, le commandant étasunien Thomas Oliver Selfridge dirigea une expédition à travers l’isthme afin de vérifier la faisabilité d’un canal interocéanique à cet endroit. Presque tous ses hommes moururent d’une fièvre mystérieuse. Par conséquent, les États-Unis apportèrent leur soutien à un autre projet, au Nicaragua. De son côté, le célèbre diplomate français Ferdinand de Lesseps envoya sur les mêmes lieux l’ingénieur Lucien Napoléon Bonaparte-Wyse, qui ambitionnait de marquer l’histoire, comme con grand-oncle Napoléon Ier. De façon similaire, les hommes tombèrent les uns après les autres. L’explorateur avança donc à marche forcée pour atteindre la côte pacifique avant d’être touché par la fièvre en question. Après y être parvenu, il prépara rapidement un contrat avec le gouvernement colombien afin de construire un canal à travers l’isthme. Le comte de Lesseps soutint ce projet, cachant la réalité tragique de l’expédition de Wyse. En mai 1879, une réunion fut convoquée, rassemblant les meilleurs ingénieurs du monde, afin qu’ils décidassent quel projet choisir entre les deux canaux, à savoir le nicaraguayen et le panaméen. Thomas Oliver Selfridge et Ferninand de Lesseps se faisaient face. Ce dernier sut vendre du rêve et proposa un canal à niveau, comme il l’avait fait avec prestige à Suez. Il ne parla pas de la mystérieuse fièvre et partait gagnant car la plupart de des votants étaient français. Son projet fut approuvé avec une très faible majorité. Le gouvernement français ne lui apporta pas son soutien. La société chargée de la construction du canal chercha des fonds privés, acheta la presse et attira des actionnaires en diffusant l’idée que le Panamá était synonyme de « progrès ». En 1881, les travaux commencèrent sous la direction d’Henri Bionne. Des milliers d’ouvriers arrivèrent sur les lieux, originaires pour la plupart de Jamaïque ou de la Nouvelle-Orléans. Finalement, la fièvre jaune et le paludisme tuèrent des milliers d’ouvriers et d’ingénieurs. En 1882, un tremblement de terre causa la mort de plusieurs travailleurs et détruisit de nombreuses infrastructures. Les travaux n’avançaient pas aussi vite que prévu et les ouvriers, qui voyaient mourir leurs camarades, étaient démoralisés. En France, l’opinion publique et les actionnaires commencèrent à perdre confiance. Après la mort de Bionne et le départ de Jules Dingler, qui avait perdu toute sa famille à cause de la fièvre jaune, Lesseps nomma Philippe Bunau-Varilla à la tête du chantier. À la suite d’un cyclone aux conséquences tragiques (50 employés y trouvèrent la mort et la société y enregistra de nombreux dommages matériels), le jeune ingénieur en chef déclara au comte qu’il fallait abandonner l’idée d’un canal à niveau pour en réaliser un fonctionnant à l’aide d’écluses. Lesseps convoqua plusieurs ingénieurs (dont Gustave Eiffel) afin de concevoir ce nouveau projet, mais il était déjà trop tard. Las actions de la société chutèrent sans cesse et, après une tentative de financement au moyen d’une loterie frauduleuse, la faillite se produisit sans attendre. Beaucoup d’investisseurs, dont un grand nombre étaient de condition modeste, perdirent tout leur avoir, ce qui provoqua une crise économique en France. Ferdinand et Charles de Lesseps y furent jugés pour malversation. Il fut prouvé que des législateurs avaient reçu des pots-de-vin pour que le parlement autorisât la loterie. La France avait tenté d’influer sur l’histoire de l’Isthme à l’aide de nouvelles armes, à savoir l’argent et la corruption. Cela devait se solder par un échec aux conséquences dramatiques. Toutefois, le projet allait se poursuivre à travers une autre puissance étrangère qui sut utiliser à sa manière des ressources financières et stratégiques.
En 1889, la faillite de la société française ruina de nombreux Français, mais l’un d’entre eux voulut récupérer sa mise : le dernier ingénieur en chef du projet, Philippe Bunau-Varilla. Ce dernier se mit en relation avec Theodore Roosevelt, élu président des États-Unis en 1901, qui voulait transformer son pays en une puissance mondiale et avait pour projet de contrôler les deux océans. Le Sénat étasunien soutenait l’idée d’un canal interocéanique passant par le Nicaragua, mais le président apprit que la société française en liquidation voulait céder pour 40 millions de dollars (soit environ 1 000 000 000 $ en valeur actuelle), 12 000 hectares de propriété foncière, le chemin de fer, du patrimoine immobilier (hôpitaux, bureaux et logements pour les salariés), ainsi qu’une immense quantité de machines (pelleteuses, grues, locomotives, wagons, etc.). Bunau-Varilla essaya de corrompre un membre clé du Sénat, chef de file des soutiens au canal nicaraguayen, mais sans succès. Quelques jours avant le vote, une éruption explosive dévasta la Martinique. En ce triste jour de 1902, le Mont Pelée fit disparaître environ 30 000 personnes et la panique des volcans s’étendit à toute la région. Le Français profita de cet événement tragique pour envoyer à chaque sénateur une lettre avec un timbre du Nicaragua, sur lequel apparaissait l’image d’un volcan. Dans ces missives, il expliqua qu’un ne pouvait pas construire un canal dans des lieux foisonnant de volcans. Par conséquent, le Sénat des États-Unis d’Amérique approuva, avec une très faible majorité, l’achat du chantier au Panama. Néanmoins, pour pouvoir opérer à cet endroit, il fallait bénéficier de l’accord de Bogotá. John Hay, qui était à cette époque secrétaire d’État de la puissance montante du continent américain, commença à dialoguer avec le gouvernement colombien, qui devait alors faire face à la guerre des Mille Jours. Le conflit entre conservateurs et libéraux s’avéra particulièrement violent au sein de l’isthme. Pour Roosevelt, il était impossible de commencer les travaux sans sécuriser la zone au préalable. Il y envoya donc des troupes. Ce débarquement, effectué sans avoir demandé au préalable l’autorisation du gouvernement conservateur, fut considérée comme une ingérence. De ce fait, la situation se tendit énormément entre les deux pays. Après le retrait des troupes américaines, la Colombie refusait toute négociation.
L’isthme de Panama était toujours une province très isolée du reste de la Colombie. À l’extrémité orientale de cette zone, la région appelée « le bouchon du Darién » est une forêt tropicale épaisse et dangereuse qui a toujours empêché le passage à pied de l’Amérique centrale à l’Amérique du Sud. À cette époque, la seule manière de se déplacer du territoire de l’actuel Panama à Bogotá était un trajet en bateau jusqu’à Cartagena, puis un voyage à dos de mule jusqu’à la capitale. Ce périple durait deux semaines. Au sein de l’isthme, beaucoup de personnes souffraient de la pauvreté et de la faim, manquant également de médicaments. Le projet de canal constituait une aubaine pour que la région sortît la tête de l’eau. Après la faillite de la compagnie française, le traité Herrán-Hay incarnait un nouvel espoir. Ce dernier s’évanouit quand le Sénat colombien s’opposa à ce texte juridique, qui avantageait beaucoup la puissance étrangère qui venait de faire preuve d’ingérence sur son territoire national. Il octroyait aux États-Unis des droits souverains pendant 100 ans sur une bande de terre de 6 milles à travers l’isthme. Par conséquent, le traité fut rejeté avec une large majorité. Dans la province reculée, cette nouvelle déception était inacceptable. Le médecin Manuel Amador Guerrero, que travaillait à l’hôpital du chemin de fer, voulut offrir un meilleur accès à la santé à la population locale. Il s’associa à José Agustín Arango, un avocat de la même compagnie fondée par les États-Unis. En collaboration avec d’autres cadres, ils organisèrent dans la clandestinité un mouvement révolutionnaire visant l’indépendance de l’isthme de Panama. Pour parvenir à leurs fins, ils avaient besoin du soutien de Washington, en contrepartie d’un permis de construire pour le canal interocéanique. En octobre 1903, le Dr Amador Guerrero partit aux États-Unis, où il prit contact avec le seul homme qui à la fois connaissait le Panama et pouvait lui ouvrir les portes de la Maison Blanche : Philippe Bunau-Varilla. Ils se réunirent pendant 15 jours dans la chambre 1162 de l’hôtel Waldorf Astoria. En bonne posture pour négocier, le Français imposa beaucoup de conditions au Panaméen. Entre autres, il exigea d’être nommé ambassadeur plénipotentiaire du Panama une fois l’indépendance proclamée. L’ingénieur français avait les contacts à Washington et parlait anglais, ce que peu de Panaméens pouvaient faire à cette époque. Le médecin n’eut pas d’autre choix que d’accepter et retourna vers l’isthme avec le soutien de la puissance américaine, mais aussi une liste de conditions, dont beaucoup furent rejetées par les autres cadres du mouvement. Le 2 novembre, un cuirassé étasunien se présenta face à la côte de Colón en même temps qu’un navire de guerre colombien venu écraser la rébellion. María Ossa de Amador, l’épouse de Manuel Amador Guerrero, imagina un stratagème pour séquestrer les officiers des troupes colombiennes. Les 500 hommes restèrent donc sous le commandement du colonel Torres et sans protection entre les insurgés et les marins américains. Les cadres du mouvement séparatiste corrompirent le colonel avec une quantité d’or d’une valeur de 8 000 $. Torres accepta leur proposition et la révolution triompha sans qu’une seule goutte de sang ne fût versée. Après la lutte sanglante entre libéraux et conservateurs, Arango et Amador Guerrero avaient conclu des alliances avec les figures importantes des deux camps sur le territoire de l’Isthme. Le drapeau du Panama symbolise cette union à travers les couleurs bleue et rouge, associées au blanc, qui représente la paix. Les jours suivants, plusieurs navires de guerre étasuniens arrivèrent sur les côtes de l’isthme afin d’en garantir l’indépendance et la sécurité. Bunau-Varilla, à qui était donc réservé le poste d’ambassadeur plénipotentiaire du Panama auprès des États-Unis, méprisa les directives du nouveau gouvernement panaméen et négocia avec Hay, avant l’arrivée des délégués, un traité qui n’était pas à l’avantage de la jeune république. Entre autres, il céda une zone de 10 milles de large sur laquelle Washington disposerait de droits souverains. L’ingénieur français leur accorda ces avantages de manière perpétuelle au nom du peuple panaméen. Furieuse, la délégation envoyée par le gouvernement panaméen exigea un amendement de la convention, mais Bunau-Varilla leur mentit, prétendant que Roosevelt était disposé à abandonner la jeune république ainsi qu’à négocier directement avec la Colombie. Par conséquent, le gouvernement provisoire finit par remettre ledit traité dûment ratifié au consul des États-Unis, si bien que les travaux purent commencer.
La priorité du projet de canal mené par Washington était d’empêcher une nouvelle hécatombe. L’excellent ingénieur John Frank Stevens fut nommé à la tête du chantier. Il fit confiance au Dr William Crawford Gorgas, qui avait compris que les vecteurs de la fièvre jaune et de la malaria étaient les moustiques. Une grande campagne de fumigation fut donc mise en œuvre afin de tuer les insectes. L’on plaça des moustiquaires dans les maisons, les rues des villes de Panama et de Colón furent pavées, l’on canalisa toutes les eaux et les deux premières stations de potabilisation furent construites. Toutes ces mesures donnèrent lieu à une efficacité inattendue. Les travaux purent se poursuivre et s’achevèrent en 1914. Du fait de la Première Guerre mondiale, le canal fut inauguré plus tard, en 1920.
En définitive, la construction du canal et l’indépendance de la jeune république se concrétisèrent à travers l’intervention de puissances étrangères qui n’hésitèrent pas à manipuler, à mentir et à corrompre pour que ces projets débouchassent sur un résultat à leur avantage. Bien que la population panaméenne ne parvînt pas à obtenir une juste rétribution, les Français et les Américains leur offrirent des infrastructures et des conditions sanitaires qui améliorèrent un peu leur situation.

III. De la fin des travaux pour la construction du canal à la Seconde Guerre mondiale (1914-1941)
Toutefois, avec les dispositions prévues au titre du Traité Hay-Bunau-Varilla, l’isthme de Panama ne pouvait pas sortir de la pauvreté. Voyons comment, du début au milieu du XXe siècle, l’histoire politique du nouvel État souverain resta un conflit d’intérêts, entre négociations, ingérence, usage de la force, corruption et coups d’État.
La constitution de la jeune République du Panama permettait aux États-Unis d’intervenir militairement sur son territoire national. Cet article fut ratifié à la suite de débats entre conservateurs et libéraux afin de garantir la sécurité intérieure du pays. En effet, son application permit d’empêcher une tentative de coup d’État au début du siècle. Après la fin des travaux du canal en 1914, des altercations se produisirent entre des soldats américains et certains éléments des forces de l’ordre panaméennes. Le gouvernement des États-Unis demanda donc au président libéral Belisario Porras Barahona de désarmer la police. Porras protesta, mais Washington l’obligea à prendre cette mesure humiliante. En 1916, le président Valdés fut élu. Il mourut en 1918. Son premier adjoint, le Dr Ciro Luis Urriola Garrés, se vit confier le pouvoir et reporta plusieurs fois les élections. Toute la classe politique protesta et les soldats américains le déposèrent. En 1921, l’armée costaricienne envahit la République du Panama à cause d’un différend territorial concernant une région frontalière revendiquée par les deux pays depuis le XIXe siècle. Lors de la guerre dite du Coto, les Panaméens étaient convaincus de pouvoir compter sur le soutien des États-Unis, qui s’étaient engagés à défendre leur intégrité territoriale. Pourtant, non seulement ils ne les aidèrent pas, mais ils leur demandèrent de se soumettre à la décision de la Cour Suprême du géant américain, qui donnait raison au Costa Rica. Le président Warren G. Harding envoya même une flotte de guerre au Panama afin que cet État retire ses troupes de la zone disputée. Mécontents, les Panaméens voulurent renégocier les contrats du canal, par l’intermédiaire du diplomate Ricardo Joaquín Alfaro. À la suite de l’élection du candidat libéral Rodolfo Chiari en 1924, les Indiens emberá se révoltèrent, incités par un citoyen étasunien. Après de longues négociations, ils finirent par déposer les armes. En octobre 1925, des émeutes se produisirent du fait de l’augmentation des loyers. Le gouvernement panaméen demanda aux États-Unis d’intervenir militairement pour rétablir l’ordre. Le 28 juillet 1926, Panama signa avec Washington le Traité Alfaro-Kellogg. Un nouveau groupe nationaliste appelé Acción Comunal protesta contre cette convention, considérant qu’elle cédait la souveraineté nationale aux forces armées des États-Unis. Par conséquent, ce nouvel accord ne fut jamais appliqué. En somme, les prérogatives militaires dont disposaient les États-Unis au Panama en vertu de la constitution de cette jeune république leur permit plusieurs fois de garantir l’ordre et la démocratie au sein de l’isthme. Néanmoins, à d’autres moments, ils utilisèrent ces droits d’une manière qui peut être considérée comme une forme d’ingérence.
Comme nous l’avons vu ci-avant, la population de la bande de terre interocéanique prit son indépendance et approuva le projet de canal pour sortir de la pauvreté. En 1928, le nouveau président Florencio Harmodio Arosemena (Parti libéral réformé) présenta un plan de développement ambitieux, mais la dépression économique des années 1930 obligea le gouvernement à modifier presque tous ses projets. Acción Comunal échafaudait des plans pour le renverser. Ce groupe se composait de militants nationalistes et de professionnels mécontents de la direction que prenait la politique nationale. Au cours de la nuit du 31 décembre 1930 au 1er janvier 1931, Arnulfo Arias, membre de l’organisation et gendre d’un ami intime du président, enivra les soldats de la garde présidentielle, puis attaqua la résidence du chef de l’État. Acción Comunal prit le contrôle de la ville de Panama et l’ambassadeur des États-Unis convainquit Arosemena de démissionner. Ce dernier signa son dernier décret en nommant ministre Harmodio Arias Madrid (frère d’Arnulfo Arias). Les instances compétentes désignèrent Ricardo Joaquín Alfaro comme président jusqu’à la fin du mandat. Cet événement marqua un tournant dans l’histoire politique du Panama, puisque la lutte nationaliste voulait mettre fin à l’ingérence étasunienne, contrôler le canal et éradiquer la pauvreté du territoire de l’isthme. Arias Madrid bénéficia du soutien du gouvernement lors des élections de 1932 et fut élu président. Il renégocia les traités avec son homologue Franklin D. Roosevelt. Voici la traduction d’un paragraphe extrait du journal La Estrella de Panamá et relatif au traité Arias-Roosevelt :
« Dans ce traité, la redevance annuelle était revalorisée et s’élevait désormais à 430 000 balboas. En outre, des mesures furent mises en œuvre pour contrôler la contrebande de biens dans la zone du canal, une activité illégale qui portait préjudice à l’économie panaméenne. Concernant les terres contrôlées par les États-Unis, la convention limitait l’expropriation de biens fonciers, mais ne prévoyait aucune restitution. Enfin, cet accord engageait le Panama en tant qu’allié militaire du géant américain. »
Le mandat d’Harmodio Arias Madrid se poursuivit jusqu’en 1936. Lorsqu’éclata la Seconde Guerre Mondiale, son frère Arnulfo présidait la République du Panama. En tant que nationaliste, le nouveau chef de l’exécutif admirait les régimes de l’Axe et refusa d’aider la marine américaine quand les États-Unis s’engagèrent dans le conflit. Un officier de police nommé Ricardo Adolfo de la Guardia dirigea un coup d’État orchestré par la puissance occidentale montante. Dès lors, la police allait jouer un rôle important au niveau de la politique nationale. Peut-on considérer cette intervention américaine comme un cas d’ingérence légitime du point de vue géopolitique ? Avant de la définir de la sorte, il convient d’interroger la légitimité du gouvernement d’Arias, qui avait accédé à la présidence par la force, étant donné que ses militants avaient poussé Alfaro à la démission par la violence. En octobre 1941, Ricardo Adolfo de la Guardia honora les requêtes des États-Unis et leur permit d’armer des navires marchands. Cela fut un autre exemple de l’influence étrangère (et principalement américaine) dans l’histoire politique du Panama, du commencement à nos jours.
Pour conclure ce que nous pouvons raisonnablement avancer sur cette période historique, les avantages que les textes juridiques octroyaient aux États-Unis en matière d’accès à la politique intérieure de la République du Panama leur permirent d’intervenir par la force à plusieurs reprises, parfois au bénéfice des intérêts du peuple panaméen. Dans d’autres cas, leur action pouvait clairement être qualifiée d’ingérence. Quoi qu’il en fût, la plus grande résistance à laquelle dut faire face la puissance nord-américaine fut le parti nationaliste Acción Comunal, qui s’appuyait sur le mécontentement d’une population peinant à sortir de la pauvreté car elle ne bénéficiait pas des recettes occasionnées par l’exploitation du canal. Grâce aux négociations menées par plusieurs politiciens, la République du Panama parvint à défendre ses intérêts légitimes et obtint la résiliation d’un contrat que John Hay lui-même avait considéré comme inégalitaire en son temps.

En définitive, depuis l’époque coloniale, l’isthme de Panama a toujours été une terre convoitée tant pour ses richesses que pour sa position stratégique. C’est pourquoi les Espagnols durent se battre contre les pirates et les Britanniques, puis les Colombiens furent expulsés de la région par les Américains après que les Français eussent échoué dans le premier projet de construction d’un canal interocéanique. Après l’indépendance, les États-Unis n’hésitèrent ni à faire preuve d’ingérence ni à jouer la carte de la corruption pour parvenir à leurs fins, comme l’avaient fait d’autres puissances à d’autres moments de l’histoire. Comme le monde entier transite par cette zone, l’isthme de Panama est depuis longtemps ouvert à l’influence étrangère, ce qui fait partie intégrante de son identité. Ce fait récurrent bénéficie souvent au peuple panaméen. Par conséquent, on ne peut pas le considérer comme une ingérence. Celle-ci existe à certaines occasions pour des raisons stratégiques et du fait d’intérêts économiques, de même que la corruption. Ces deux phénomènes semblent intimement liés à l’histoire de l’Amérique latine en général.
Néanmoins, comme à plusieurs reprises par le passé, le peuple panaméen n’accepte pas la tournure que prennent ces concepts récurrents, qui s’incarnent aujourd’hui dans le projet minier. Les élections présidentielles se tiendront le 5 mai prochain. Le peuple votera-t-il de manière souveraine et libre ou pouvons-nous craindre que l’ingérence d’une puissance étrangère et la corruption d’acteurs de poids, comme certains cartels de narcotrafiquants, influent sur les résultats ?
Auto-traduction d’un article initialement écrit en espagnol (« La injerencia y la corrupción en la Ha política del Istmo de Panamá ») et publié sur le blog Délires de linguiste le 29 février 2024.
Sources :
- EduLab Nicaragua (2021, Décembre 22). COMO SE CONSTRUYÓ EL CANAL DE PANAMÁ DOBLADO AL ESPAÑOL [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=J3MpKprmcHI&t=7s
- Sealy Rodriguez (2018, Janvier 6). DOCUMENTALES La Historia de Panamá [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=3U7shI14pMg
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