Révolte des Comunidades : quand la Castille s’insurgeait contre ses élites autoproclamées

En politique, nous le voyons bien, la situation est parfois compliquée et tendue. Les gouvernants qui marquent l’histoire d’un pays ont généralement dû faire face à ses crises majeures. Lorsqu’il arrive en Espagne, à l’âge de 16 ans, le jeune Charles de Habsbourg, Charles Ier de Castille et d’Aragon, qui deviendra Charles Quint du Saint-Empire romain germanique, suscite l’incompréhension et l’impopularité, au point qu’une partie des Castillans se révolte contre son autorité. Ce mouvement connu comme celui des Comunidades fait couler beaucoup d’encre encore aujourd’hui et peut nous éclairer sur les crises politiques que nos pays peuvent traverser de temps à autre.

Lors de cet exposé chronologique de cette insurrection, nous tenterons de répondre à la question suivante : Pourquoi et comment s’est déroulée la guerre civile ouverte par le mouvement comunero en Castille et quelles ont été ses conséquences politiques dans l’Espagne de la première moitié du XVIe siècle ?

Il convient tout d’abord d’élucider les causes de l’éclatement du conflit. Nous verrons ensuite les différentes péripéties de ce dernier, puis nous tirerons les leçons de la victoire finale du camp royaliste.

Bas Moyen Âge et début de la Renaissance : les racines d’une crise multifactorielle

Après un Moyen Âge marqué par une fragmentation politique et la reconquête progressive de la péninsule par les royaumes chrétiens aux dépens des États hispano-musulmans, la dynastie des Trastamare s’imposa en Castille et en Aragon. Les héritiers des deux branches, Isabelle et Ferdinand, se marièrent en 1469 et conquirent en janvier 1492 le royaume de Grenade. Ainsi, ils mettaient fin à près de huit siècles de présence musulmane dans la péninsule Ibérique. Moins d’un an plus tard, le marin Christophe Colomb allait prendre possession de terres jusqu’alors inconnues au nom des Couronnes des Espagnes. En raison de leur défense de la foi chrétienne, le pape Alexandre VI leur octroya le surnom de « Rois catholiques ». Cela inclut des épisodes glorieux, comme la volonté de la reine Isabelle que les autochtones du continent américain fussent évangélisés et en aucun cas réduits en esclavage (ce qui ne sera malheureusement pas toujours appliqué sur le terrain), mais aussi des réalités sombres de l’histoire du catholicisme, comme l’expulsion des juifs et l’établissement de l’Inquisition.

Le 26 novembre 1504, Isabelle mourut à Medina del Campo. S’ensuivit une rivalité politique entre son mari Ferdinand et son genre Philippe le Beau, duc de Flandres et archiduc d’Autriche. Ce dernier œuvrait de manière manipulatrice envers son épouse Jeanne, héritière légitime du royaume de Castille, confisquant le courrier que lui envoyait ses parents et la gardant sous sa domination. Inquiète pour sa fille et pour l’avenir du royaume, Isabelle avait donc rédigé son testament de sorte que l’archiduc fût écarté du trône qu’il convoitait tant. Néanmoins, le Flamand sut acquérir à sa cause une partie de la noblesse castillane, qui s’était sentie lésée par les Rois catholiques. Il était à couteau tiré avec le roi d’Aragon, qui revendiquait lui aussi la régence, car Jeanne était considérée comme incapable de gouverner du fait de troubles mentaux. Finalement, ce fut Philippe qui parvint à obtenir ladite régence, mais il mourut en 1506 à Burgos, peut-être empoisonné. Dans l’urgence créée par cette situation imprévisible, la relève fut assurée par le cardinal Cisneros, archevêque de Tolède, ancien confesseur d’Isabelle la Catholique et exécuteur testamentaire de cette dernière. En 1509, Jeanne arriva à Todesillas, où elle fut enfermée jusqu’à sa mort, considérée comme incapable de gouverner le royaume de Castille. L’année suivante, au terme d’un bras de fer diplomatique entre l’empereur Maximilien et le roi Ferdinand d’Aragon, ce dernier put assumer la régence du royaume de sa défunte épouse, avec l’appui des Cortes (députés élus pour représenter la population ce certaines villes castillanes).

Le 23 janvier 1516, le roi d’Aragon et régent de Castille mourut à son tour. Son testament désignait son petit-fils Charles de Habsbourg comme héritier des royaumes hispaniques. En effet, Jeanne était toujours tenue à l’écart des responsabilités politiques, officiellement à cause d’une prétendue maladie mentale. Dans les faits, beaucoup d’historien contestent son surnom de « Jeanne la Folle » et estiment que ce fut en raison des prétentions masculines de son père Ferdinand, de son mari Philippe et de son fils Charles qu’elle fut enfermée dans le palais royal de Tordesillas jusqu’à sa mort. Depuis le décès du souverain, la régence fut à nouveau assumée par le cardinal Cisneros.

En toute illégalité au regard du droit castillan, Charles fut couronné le 14 mars 1516 sur une terre étrangère, en l’occurrence à la cathédrale Sainte-Gudule de Bruxelles. Cela provoqua un premier scandale au sein de la population castillane. Par la suite, il débarqua à la tête d’une suite de nobles flamands et bourguignons, qui s’habillaient de manière luxueuse et colorée, heurtant les us et coutumes locaux, qui étaient beaucoup plus sobres. Cette noblesse étrangère prit possession des meilleurs postes au sein de l’administration, assurant les responsabilités les plus importantes et s’assurant les meilleurs revenus. Le pouvoir était officieusement assuré par Guillaume de Croÿ (aussi connu sous le nom de « sieur de Chièvres »), qui fit nommer son neveu d’une vingtaine d’années à la tête de l’archevêché de Tolède, pour succéder à l’incontesté cardinal Cisneros. Se sentant déclassée, la noblesse castillane commença à nourrir une certaine rancœur envers ceux qu’elle considérait comme des envahisseurs. De plus, le jeune roi (qui n’avait que 16 ans lors de son arrivée en Espagne), ne maîtrisait pas la langue castillane.

Au terme d’une longue période d’instabilité, le jeune souverain inexpérimenté s’imposait donc d’une manière très maladroite et créait une situation de tension avec ses sujets. Après cet aperçu de la situation politique complexe que fut celle du royaume de Castille à l’avènement de Charles Quint, voyons quelles causes économiques sous-tendirent le conflit qui allait être déclenché.

Depuis le décès d’Isabelle la Catholique, la Castille non seulement était frappée par l’instabilité politique, mais souffrait également de mauvaises récoltes et d’épidémies. Alors que Burgos, Bilbao et les autres ports de la côte septentrionale fleurissaient grâce à l’exportation de la meilleure laine du royaume, Séville bénéficiait des routes maritimes qui reliaient l’Italie aux ports hanséatiques et de son monopole commercial avec l’empire colonial naissant en Amérique. Cependant, à l’intérieur des terres de la péninsule, sur cette plaine aride que les Espagnols nomment « la Meseta », l’industrie textile était incapable de concurrencer les produits étrangers, de meilleure qualité. Ces derniers étaient notamment fabriqués en Flandres grâce à la bonne laine castillane exportée à travers Burgos et Bilbao, tandis que la matière première de mauvaise qualité restait en Castille et donnait nécessairement lieu à de moins bons produits. Cela occasionna, à partir de 1510, des différends entre les tisserands locaux et les négociants burgalais, qui ne furent ni arbitrés ni tranchés par les souverains et régents successifs du fait de l’instabilité politique et de questions considérées comme prioritaires. À cela s’ajoutait une inflation assez élevée. Si le centre de la péninsule Ibérique correspond aujourd’hui aux 70 % du territoire que les démographes nomment « l’Espagne vidée » (la España vaciada), il s’agissait au contraire de la zone la plus dense et la plus urbanisée au début du XVIe siècle. Cet accroissement démographique en zone urbaine état observable depuis l’époque des Rois catholiques et les mauvaises récoltes ne permettait pas de nourrir tout le monde correctement. Cette population nombreuse souffrait aussi d’un certain isolement par rapport aux régions côtières. En effet, Ségovie, Valladolid, Palencia, Tolède et Cuenca étaient éloignées des ports, le relief faisant par ailleurs obstacle au transport et à la logistique. Ces villes du centre péninsulaire se trouvaient donc en marge de la croissance liée au commerce international. Cette dichotomie entre le centre marginalisé et les périphéries reliées aux échanges extérieurs explique pourquoi la guerre civile se limita surtout à la Meseta et au bassin du Douro. Quand la révolte des comuneros éclata, les villes andalouses refusèrent de rejoindre le mouvement des insurgés car le statu quo leur convenait. De même, Burgos finit par changer de camp.

Mais, avant de détailler les différentes péripéties de cet épisode historiques, revenons aux causes économiques qui le déclenchèrent. Ce qui aviva le plus les tensions fut la levée par Charles d’un impôt sur les villes castillanes, pour financer les pots-de-vin promis aux princes électeurs du Saint-Empire romain germanique. En effet, à travers la corruption de ces derniers, le jeune co-roi d’Espagne put succéder à son grand-père, l’empereur Maximilien Ier de Habsbourg, au terme de sa fameuse rivalité avec François Ier pour ce poste si convoité. Il fut élu le 28 juin 1520 et la nouvelle lui parvint le 6 juillet suivant. S’étant endetté d’immenses sommes auprès de banquiers flamands et italiens, il convoqua les Cortes de Castille à La Corogne le 20 mars 1520, juste avant de s’embarquer depuis la Galice pour rejoindre Aix-la-Chapelle, en vue de son couronnement. Au sein du royaume de Castille, dix-huit villes bénéficiaient en effet d’un statut d’autonomie spécial, octroyé par la Couronne en remerciements de services rendus à l’époque de la Reconquête chrétienne. Il s’agissait de Tolède, Avila, Ségovie, Madrid, Burgos, Zamora, Guadalajara, León, Salamanque, Toro, Soria, Cuenca, Murcie, Valladolid, Jaén, Cordoue, Séville et Grenade. Afin que l’impôt pût être perçu, il était nécessaire d’obtenir l’accord des Cortes, une assemblée à laquelle les représentants de ces dix-huit municipalités bénéficiaient du droit de vote. La Couronne intervint pour faire élire les procuradores les moins hostiles à la mesure fiscale et déploya une campagne pour influencer le vote de ces derniers. Déjà, le mécontentement populaire se fit entendre et la réunion des Cortes fut reportée au 31 mars et se tint à Saint-Jacques-de-Compostelle. Finalement, au terme d’une propagande habile de la part du pouvoir royal, le servicio fut approuvé. Cela fut l’élément déclencheur du conflit, comme nous le verrons plus bas…

Après avoir dressé un tableau des causes politiques et économiques de cette crise, intéressons-nous aux conceptions du pouvoir royal à la fin du Moyen Âge et au début du XVIe siècle.

Les Siete partidas del sabio rey don Alfonso el [décimo] ont constitué une référence jusqu’à l’époque de Charles Quint. Ce document établit ce que doit être le pouvoir royal, en se basant sur la pensée d’Aristote, le droit romain, les pères de l’Église, etc. Quelle est la légitimité du pouvoir politique ? D’après saint Augustin et d’autres sources patristiques, il est reçu de Dieu. Selon le ius natural, qui trouve sa source chez Aristote, les animaux peuvent vivre seuls, mais l’homme, qui est faible, doit vivre en communauté. Au sein de celle-ci, le fort protège le faible. Dans le cas de la Castille, le concept du pouvoir d’origine divine prime sur le ius natural au cours du bas Moyen Âge. Depuis Platon et Aristote, il existe une loi des nombres : lorsqu’il y a un gouvernant, ou parle de « roi » ou de « souverain ». Mais le gouvernement peut aussi être assuré par quelques-uns (nobles ou élite) ou par la multitude (république). On dénombre donc 3 types de gouvernement, mais chacun peut être bon ou mauvais, ce qui nous donne donc un total de 6 : la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie (ce que nous entendons aujourd’hui comme la « démagogie ») sont les formes perverties des 3 options susmentionnées. Ce qui sépare les formes positives et négatives est, en particulier, la notion de « bien commun » (le bien de la collectivité). Par exemple, la tyrannie tient compte uniquement de l’intérêt personnel du gouvernant. Malgré le risque de tyrannie, l’Espagne préfère la monarchie aux époques médiévale et moderne. L’unicité est présente dans la loi divine (monothéisme) et la loi naturelle (par exemple, le corps est régi par une seule tête et les abeilles, par une seule reine). Par ailleurs, l’expérience et l’expertise du souverain comptent. Nous pouvons remarquer les différences entre le roi et le tyran dans quelques comédies du Siècle d’or, ainsi que dans les chroniques. Les idées politiques sont diffusées parmi les gens cultivés et le peuple.

Le roi pratique la justice (c’est un juge). Le tyran est injuste et cruel. Le roi aime ses sujets et cherche à les garder dans la paix et la concorde. Dans cet amour, il y a une certaine réciprocité, mais pas d’égalité. L’amour du roi implique qu’il protège son peuple. L’amour de ce dernier envers le souverain implique obéissance et loyauté. En revanche, le tyran n’aime pas ses sujets. Le peuple craint et hait le tyran. Le roi favorise la prospérité de son peuple. Le tyran l’appauvrit, y compris par une pression fiscale excessive, qui constitue une forme de tyrannie. Le roi se montre à ses sujets, à travers des audiences. Le tyran se cache car il craint ses sujets, sachant qu’ils le haïssent. Dans l’Espagne du Siècle d’or, un valido (sorte de premier ministre) reçoit au nom du monarque. Au début du règne de Charles Quint, ce rôle est officieusement rempli par le Flamand Guillaume de Croÿ, aussi appelé le « sieur de Chièvres ». Comme il ne fait pas confiance à ses sujets, le tyran ne recrute pas de soldats parmi son peuple, mais fait appel à des mercenaires. Les chroniques accusent Henri IV de Castille (prédécesseur d’Isabelle la Catholique) de tyrannie, à cause de sa luxure et d’autres méfaits. Le roi doit exercer les 3 vertus théologales (foi, espérance et charité), ainsi que les 4 vertus cardinales (prudence, justice, force et tempérance). Il doit combattre tous les vices (avarice, orgueil, etc.). Non seulement il se doit d’être un bon chrétien, mais il doit veiller à la foi de ses sujets. L’on insiste de plus en plus sur la vertu de prudence pour un bon gouvernement. La justice implique la récompense et la punition, mais aussi la justice distributive. Les bons sujets méritent des récompenses, des titres, des grâces royales, des terres ou autres gratifications, pour les services rendus à la Couronne, mais aussi pour le fait d’être issus d’une lignée noble. C’est pour cette raison que les aristocrates castillans ne comprirent pas le comportement de la suite flamande et bourguignonne de Charles de Habsbourg. Si la libéralité est une vertu, la prodigalité est un vice.

Les sept Partidas furent rédigées sous les auspices du roi Alphonse X le Sage. Ce document insiste sur l’origine divine du pouvoir et sur la justice, avec une série de métaphores pour qualifier le roi (« tête », « cœur », « berger », « père », etc.). Nous entrons ensuite dans une allusion à Aristote ainsi qu’à la faiblesse de l’homme. Dans la loi IX, il est écrit que le roi doit davantage veiller au bien commun qu’à ses intérêts personnels. La loi X décrit les caractéristiques de la tyrannie. Le tyran y est vu comme un usurpateur du pouvoir. Dans ce cas, le peuple est autorisé à lui résister (on parle du « droit de résistance »). Par la suite, le texte traite des obligations réciproques du souverain et des sujets.

Le roi doit à la fois être aimé et craint. En revanche, la notion de pacte et de contrat est absente des Partidas. Cela est inclus dans l’origine divine du pouvoir. Selon certains théoriciens, il existe une médiation de la part de la communauté. D’après saint Thomas d’Aquin, Dieu a donné le pouvoir à la communauté et celle-ci s’est choisi un roi. Si un contrat existe, il est possible d’y mettre fin, dans certaines conditions. La communauté peut récupérer la délégation de pouvoir. Ce fut le cas avec Henri IV, ainsi qu’avec les Comunidades. Celles-ci considéraient que le peuple devait protéger le roi de ses ennemis, de ses sujets et de sa propre personne (c’est-à-dire de ses erreurs).

Au sein de l’université de Salamanque, on assistait à un renouveau de la pensée politique, influencée par l’Italie, qui était alors le laboratoire politique de l’Europe. Ces idées arrivaient en Espagne notamment du fait des liens étroits entre la péninsule Italique et la Couronne d’Aragon. Plus tard, les idées de l’humanisme civique arrivèrent de Florence. La participation politique des citoyens fut valorisée. Ce courant est aussi appelé « aristotélisme politique », car il s’agit d’une nouvelle interprétation de La Politique d’Aristote, due à une nouvelle traduction vers le latin du texte original. En 1502, un texte sur l’humanisme civique fut publié à l’université de Salamanque. D’après le document médiéval Auxilium et Concilium, le roi ne gouvernait pas seul, mais s’appuyait sur ses conseillers, à savoir les nobles. Peut-être le peuple pouvait-il gouverner dans les villes. En effet, la classe moyenne qui y habitait était instruite et avait connaissance de ces idées. La revendication des villes de s’auto-gouverner explique la relation entre l’humanisme civique et l’aristotélisme enseigné par les universitaires salmantins, d’une part, et les revendications politiques des Comunidades, d’autre part. Entre autres, Madrigal, Fernando de Roa et Pedro de Osma s’attaquèrent à la monarchie (surtout héréditaire), considérée comme tyrannique (du fait de la division entre les sujets, de la pression fiscale, du recrutement de mercenaires, etc.). Pour eux, la couronne ne doit pas être attribuée par la naissance, mais par le mérite. Roa considérait que les charges doivent être rotatoires. En outre, le tyrannicide était justifié ; la résistance contre la tyrannie était une forme de guerre juste, si le Pape la soutenait, par exemple à travers l’excommunication du tyran. D’après Roa, le Pape n’avait rien à voir avec cela ; le peuple pouvait agir de sa propre initiative si le souverain attentait au bien commun. Les sermons des Franciscains et des Salmantins (qui n’ont pas été publiés, mais dont nous avons écho à travers des correspondances et des témoins) eurent beaucoup d’importance dans la diffusion de ces idées.

À ce sujet, penchons-nous sur l’usage de la notion de « pacte » dans les archives des Cortes (surtout celles d’Ucaña en 1469), ainsi que sur la relation entre le roi et les sujets. Il y est question d’une mauvaise gouvernance, à cause du roi Henri IV, et il y est rappelé que le rôle du souverain est de « bien régir ». Tout le reste (lignée, richesse et honneur) n’a aucune importance si la justice n’est pas exercée. Le roi est considéré comme un mercenaire du peuple, qui le rémunère à travers l’impôt. On retrouve un passage de ce texte presque copié à identique aux Cortes de Valladolid.

En somme, les causes qui sous-tendent la révolte des Comunidades sont multiples : instabilité politiques depuis des décennies, fragilité économique d’une aire enclavée et comportement incompréhensible d’un jeune souverain inexpérimenté qui n’a aucune idée des us et coutumes du pays. À ces facteurs s’ajoute un substrat idéologique favorable à un élan révolutionnaire, à une époque où la population est plus instruite qu’au Moyen Âge. En effet, l’imprimerie et l’émergence d’une proto-bourgeoisie s’inscrit dans le mouvement intellectuel de la Renaissance, bien que d’aucuns considèrent le mouvement communero comme la dernière révolte médiévale. À la suite de l’approbation de l’impôt spécial, voyons maintenant le déroulement chronologique du conflit…

La révolte des Comunidades de Castille

Le 20 mai 1520, le roi s’embarqua pour se faire couronner empereur en Allemagne, laissant la régence au cardinal Adrien d’Utrecht. Le mécontentement était particulièrement visible à Tolède. Cependant, ce fut à Ségovie que se produisit l’événement déclencheur. De retour des Cortes, le député (procurador) Rodrigue de Tordesillas chercha à justifier son changement d’avis l’ayant amené à voter en faveur de l’impôt. Sourde à ses explications, la foule en furie le lyncha et l’exécuta. À Burgos, Zamora, Guadalajara, León et Avila, les faits ne se révélèrent pas aussi graves, mais plusieurs députés durent fuir pour échapper à la mort et leurs propriétés furent parfois brûlées. Le régent décida d’envoyer Rodrigo Ronquillo y Briceño à la tête d’une troupe, pour qu’il puisse enquêter sur le meurtre de Ségovie. Les habitants se rassemblèrent autour du chef de la milice de la ville, Jean Bravo. Lorsque le « Maire Ronquillo » assiégea la cité, les insurgés envoyèrent des émissaires aux autres villes castillanes pour faire front contre les troupes royalistes. Sous le commandement de Jean de Padilla, un millier de Tolédans, avec cent cavaliers et quelques pièces d’artillerie, constituèrent une partie des renforts. De même, Madrid envoya quatre cents hommes et Salamanque mit également des troupes à disposition.

Le 8 juin, Tolède convoqua les dix-huit villes bénéficiant du droit de vote aux Cortes à une assemblée extraordinaire visant à annuler la perception du servicio et d’établir de nouvelles normes fiscales. Il fut également demandé que les charges publiques et ecclésiastiques fussent exclusivement occupées par des Castillans. Par ailleurs, il était question d’interdire la sortie d’argent du royaume et de remplacer Adrien d’Utrecht par un régent originaire de Castille jusqu’au retour du roi. Cette assemblée extraordinaire se tint à Avila le 1er août 1520. Certaines villes y participèrent et d’autres non. Cette junte, tête politique des insurgés, prit le nom de Santa Junta del reino, afin de se légitimer à une époque où le catholicisme était une référence incontestable. Par ailleurs, les bases idéologiques du mouvement étaient notamment la philosophie politique de saint Thomas d’Aquin, reprise par des moines prêcheurs (notamment des universitaires de Salamanque) qui propageaient les idées d’insurrection au sein des populations citadines lors de leurs sermons. Quoi qu’il en fût, cette assemblée se positionnait comme un gouvernement parallèle à celui du roi. Son président était Pedro Lasso de la Vega y Guzmán. Quant au bras militaire du mouvement, l’armée comunera, elle fut dirigée par Juan de Padilla, qui était secondé par Juan de Zapata, Mgr Antonio de Acuña (évêque de Zamora) et Francisco de Maldonado. La Junta extraodinaria de procuradores de las comunidades castellanas émit la Ley perpetua del reino de Castilla, que certains considèrent comme le premier projet de constitution démocratique des temps modernes. Ce document limitait le pouvoir du roi et entendait s’imposer à lui, tout en rééquilibrant les devoirs fiscaux des villes castillanes avec ce qui était considéré comme juste et patriote.

Tandis que l’on débattait à Avila, Adrien d’Utrecht tenait à punir Ségovie pour son indiscipline. À cette époque, la ville marchande de Medina del Campo disposait d’une importante réserve d’artillerie. Rodrigo Ronquillo et Mgr Antonio de Fonseca y furent donc envoyés à la tête de douze mille hommes, arrivant au petit matin du 21 août. Les habitants, comprenant que ces armes à feu seraient utilisées contre la population de Ségovie, refusèrent de les livrer. Fonseca, fatigué d’attendre, ordonna que l’on mette le feu aux maisons afin de distraire et de disperser les citadins. Contre toute attente, ces derniers restèrent groupés autour des canons, laissant leur ville se consumer. Pour éviter que cette dernière brûlât entièrement, Fonseca ordonna la retraite. Le lendemain, les habitants de Medina tuèrent le regidor Gilles Nieto, qui, d’après eux, était complice des royalistes. Les nouvelles de l’incendie de Medina del Campo se diffusèrent dans toute la Castille, provoquant l’indignation générale. Des villes qui étaient jusqu’alors restées en marge du conflit rejoignirent le mouvement comunero.

Juan Padilla et ses troupes prirent la direction de Tordesillas, où Jeanne Ière était enfermée. Ils y parvinrent le 29 août. Celle qui n’avait jamais été déchue de son titre de reine de Castille et d’Aragon pouvait constituer un soutien fondamental pour les insurgés. Elle pouvait, si elle le souhaitait, destituer le régent, et même retirer la couronne à son fils Charles. Toutefois, elle refusa catégoriquement de trahir ce dernier. Le siège de la Junta General del Reino s’établit donc dans cette villa. Burgos, Soria, Ségovie, Avila, Valladolid, León, Salamanque, Zamora, Toro, Tolède, Cuenca, Guadalajara, Murcie et Madrid y envoyèrent des représentants. Les quatre villes andalouses du royaume (Séville, Grenade, Cordoue et Jaén) refusèrent de s’associer au mouvement, car leurs intérêts économiques étaient diamétralement opposés à ceux des villes de l’intérieur des terres, comme nous l’avons vu plus haut. Pour ces ports reliés à la Hanse, l’union sous une même autorité des royaumes hispaniques avec le Saint-Empire romain germanique constituaient une excellente nouvelle pour le commerce.

Au fil du temps, les revendications des députés (surtout tolédans, ségoviens et salmantins) prirent une tournure de moins en moins fiscale et de plus en plus politique, notamment sous l’influence des thèses thomistes défendues par les universitaires de Salamanque. En revanche, les procuradores représentant Burgos, Soria et Valladolid, entre autres, ne se montraient pas excessivement intéressés par des changements politiques radicaux. Suivant l’exemple de l’insurrection citadine des comuneros, une série de soulèvements antiseigneuriaux se déroulèrent dans les campagnes. L’aristocratie foncière commença donc à craindre pour ses privilèges. Le 9 septembre, Charles Quint nomma le connétable de Castille (Íñigo Fernández de Velasco y Mendoza) et l’amiral de Castille (Fadrique Enríquez) comme gouverneurs du royaume aux côtés du cardinal Adrien. Peu à peu, la haute noblesse, qui s’était montrée neutre jusqu’alors, voire avait soutenu, dans certains cas, les comuneros (un mouvement qui concernait surtout, sociologiquement, la proto-bourgeoisie et la petite noblesse, ce que nous appellerions aujourd’hui « la classe moyenne »), rejoignit le camp royaliste. Le Conseil royal s’établit à Medina de Rioseco, un fief de l’amiral, afin d’organiser la contre-offensive envers les forces armées des Comunidades.

Le 1er novembre, Burgos abandonna le mouvement des insurgés, car le connétable octroya à cette ville ce qu’elle réclamait. Économiquement, cette dernière n’était pas tellement désavantagée par le statu quo, d’autant plus qu’elle était dirigée par les négociants en laine, qui s’enrichissaient aux dépens d’autres villes castillanes. Ce coup dur commença à éroder le mouvement comunero. De son côté, Adrien d’Utrecht se rendit compte que la noblesse allongeait volontairement le conflit, afin de recevoir de plus grands avantages de la part du roi. Pour la contenter et grossir ses troupes, le régent avait besoin de moyens financiers. Il se tourna vers des banquiers portugais et des commerçants castillans pour contracter les emprunts nécessaires. Le comte de Haro dirigeait l’armée royaliste qui avait ainsi pu être formée. Elle se composait de fantassins et de piquiers recrutés en Navarre, en Galice et dans les Asturies (des régions où les idées comuneras n’avaient pas conquis l’opinion publique), ainsi que de pièces d’artillerie provenant de Navarre et de Fuenterrabía, ce qui exposait la frontière à une invasion française.

À la fin de l’automne 1520, l’armée des Comunidades était inférieure en nombre et se composait désormais des milices urbaines des villes les plus engagées, des trois cents soldats armés de l’évêque de Zamora, Antoine de Acuña, ainsi que de l’artillerie stationnée à Medina del Campo. Elle était dirigée par Pedro Girón y Velasco, troisième comte d’Ureña, qui, semble-t-il, s’était joint à la cause des insurgés par rancune personnelle envers Charles Quint, qui lui avait refusé le duché de Medina Sidonia.

Après quelques escarmouches, les deux armées se trouvaient face-à-face début décembre 1520, dans les environs de Medina de Rioseco. Le 2 décembre, Pedro Girón déplaça une partie importante de son armée pour occuper Villalpando, un fief du connétable de Castille, dans l’actuelle province de Zamora. Ce mouvement imprudent exposa Tordesillas à une offensive ennemie. Fut-ce une erreur de stratégie ou une trahison ? La question reste un mystère. Comme la mouvement comunero était divisé entre une majorité radicale et une minorité qui souhaitait négocier une paix consensuelle, il est possible que cet officier eût sabordé le mouvement, fatigué de l’intransigeance de ses camarades. Il est également probable qu’il se fût jeté dans un piège tendu par l’adversaire, ou qu’il calculât mal la stratégie à suivre. Quoi qu’il en fût, la garnison de Tordesillas tomba, après une farouche résistance, et les insurgés perdirent leur principale pièce sur l’échiquier, à savoir la reine Jeanne.

Après la chute de la villa, la Junte s’installa à Valladolid. Soria et Guadalajara cessèrent d’y envoyer des représentants. La direction du mouvement par Padilla fut remise en question, en particulier par ceux qui défendaient l’idée d’une sortie négociée du conflit. Les hommes de Mgr Acuña, qui avaient pour mission de mener une campagne de recrutement afin de gonfler les rangs de l’armée comunera, pillaient en réalité tout sur leur passage, ce qui attira l’hostilité de l’opinion publique dans les campagnes. Aux côtés de nombreux échecs militaires, le seul succès sur cette période fut la conquête de Torrelobatón (actuelle province de Valladolid) en février 1521, où s’établirent Padilla et ses hommes. Les désertions au sein des troupes insurgées furent nombreuses. Entre autres, Pedro Lasso de la Vega changea de camp en mars 1521.

De leur côté, les royalistes renforçaient leur puissance militaire. Depuis début avril, ils rassemblaient de plus en plus de troupes. Padilla hésitait entre rester à Torrelobatón et partir vers une autre place forte où trouver les renforts nécessaires. Après avoir gaspillé plusieurs jours précieux, quand l’armée fidèle à la Couronne était déjà au complet, il prit la route pour Toro au cours de la nuit du 22 au 23 avril. Tandis que l’armée transitait difficilement à cause de la pluie aux environs de Villalar (province de Valladolid, à environ 4 ou 5 heures de marche de Torrelobatón), elle fut prise par surprise par la cavalerie de l’amiral de Castille, qui les avait rejoints depuis Medina de Rioseco. Ce fut une hécatombe. Les rebelles furent massacrés et l’on dit que des centaines, voire des milliers de cadavres jonchèrent le champ de bataille.

Le lendemain, Juan de Padilla, Juan Bravo et Francisco de Maldonado furent jugés par Rodrigo Ronquillo et décapités sur la place du village de Villalar. Sans leurs principaux chefs, en moins d’un mois, toutes les villes comuneras capitulèrent, à l’exception de Tolède, qui put tenir plus longtemps, puisque les Français avaient profité de la démilitarisation de la Navarre pour envahir ce royaume. La priorité pour le camp royaliste fut donc de défendre la frontière septentrionale des Espagnes. Après la fuite de Mgr Acuña, María Pacheco, veuve de Padilla, prit les rênes de la cité tolédane, cherchant à perpétuer les revendications de son défunt mari. L’actuelle capitale de Castille-la-Manche signa un accord de reddition fin octobre, mais ne déposa pas les armes avant que le roi en personne eût signé cet acte.

Victoire du camp royaliste et restauration de l’ordre monarchique

Quelques mois plus tard, María Pacheco tenta de raviver les braises de l’insurrection, mais ce fut un échec. Elle dut s’enfuir au Portugal, dont sa famille était originaire et où elle resta jusqu’à sa mort, en 1531.

Les villes qui s’étaient rebellées durent payer, pendant vingt ans, un impôt spécial, afin de couvrir les dommages occasionnés durant la révolte. Les personnes ayant été lésées par le conflit (pertes économiques, bien abîmés par les rebelles, mais aussi frais avancés par l’Amiral de Castille pour financer la victoire du camp royaliste) déposèrent des plaintes et réclamations auprès des tribunaux compétents. Des impôts indirects (notamment des taxes sur certains produits alimentaires) furent donc levés dans certaines villes anciennement insurgées pour que les autorités publiques pussent mettre en œuvre ces dédommagements. L’économie de la Castille sombra, notamment l’industrie textile. Les dernière Cortes convoquées furent celles de 1538.

Néanmoins, les comuneros remportèrent quelques victoires dans la manière dont Charles Quint allait gouverner. De fait, ce dernier donna un rôle proéminant à ses royaumes hispaniques ainsi qu’à ses conseillers castillans. En outre, le roi distribua des « grâces » (mercedes), titres et autres privilèges aux nobles l’ayant aidé à rétablir l’ordre monarchique.

La répression ne fut pas excessivement sévère. Un « Pardon général » fut proclamé par le roi-empereur à l’occasion de la Toussaint 1522, peu après son retour en Espagne. Beaucoup de personnes ayant participé militairement à la rébellion furent graciées, car le souverain voulait prendre un nouveau départ avec ses sujets, en cette période où commençait l’âge d’or de l’empire colonial espagnol et le Siècle d’or de la littérature en langue castillane. Néanmoins, certains hauts responsables furent exécutés, y compris Mgr Acuña. Charles risquait l’excommunication pour la mise à mort d’un évêque, mais il ne fut pas inquiété par le Pape de l’époque, qui n’était autre qu’Adrien d’Utrecht, qui avait été choisi par le collège des cardinaux pour succéder à Clément VII et régnait sous le nom d’Adrien VI.

Pour conclure, cette révolte de la proto-bourgeoisie, d’une partie du clergé (régulier comme séculier) et de la petite noblesse des villes de Castille trouvait son origine dans une situation économique compliquée, ainsi que dans la maladresse d’un monarque inexpérimenté qui fut parachuté, très jeune, à la tête d’un pays instable depuis des décennies. Né d’une contestation principalement fiscale, le mouvement commença à s’étayer idéologiquement à mesure qu’il s’imposait militairement. Néanmoins, la perte du soutien de Burgos, le renforcement des troupes royalistes et les divisions internes firent avorter ce projet politique avant qu’il ne pût se structurer davantage.

À l’heure où j’écris ces lignes, nous pourrions être tentés de tracer quelques parallèles avec la situation actuelle de notre pays. En effet, la couleur politique du gouvernement semble imposée d’en haut, de manière non représentative du vote des Français lors des dernières élections législatives. La question fiscale est au cœur des contestions à l’égard de l’exécutif, de même que ce qui mit le feu aux poudres en Castille il y a cinq siècles. Enfin, l’hostilité à l’égard des Flamands perçus comme des pillards rappellent certains arguments de l’extrême-droite à l’égard de populations étrangères trop vite associées à la délinquance. A contrario, cette prise de pouvoir par de puissants étrangers pourrait aussi nous rappeler l’ingérence d’Elon Musk et de la Russie, qui inondent les réseaux sociaux de propagande pour des partis qui menacent l’ordre établi, ainsi que de fake news.

Loin de moi l’idée de prendre parti, et encore moins d’inciter à la révolte ! Pour vous prouver ma bonne foi en la matière, j’évoquerai différentes tentatives de récupération du mouvement comunero au cours des siècles postérieurs. Certains idéologues libéraux les ont vus comme des précurseurs progressistes, tandis que d’autres les considéraient comme des réactionnaires refusant la modernité qu’allaient apporter les Habsbourg et leur ouverture sur le reste de l’Europe. Or, ces deux analyses sont biaisées. En effet, lire l’histoire des Comunidades avec les références politiques de l’époque contemporaine relève de l’anachronisme. En ce début des temps modernes, les références idéologiques étaient surtout issues de la philosophie gréco-romaine et de la théologie catholique, notamment thomiste. De même que la doctrine sociale de l’Église, cette ébauche d’idéologie basée sur une tradition bien plus ancienne que la Révolution française ne saurait être placée sur un axe droite-gauche. Si cet épisode de l’histoire peut nous éclairer pour construire intelligemment le monde d’aujourd’hui, gardons-nous des raccourcis trop faciles et replaçons toujours les choses dans leur contexte.

Jean O’Creisren


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