« Huit » et « nuit » se ressemblent en français, de même qu’ocho et noche en espagnol, eight et night en anglais ou encore Acht et Nacht en allemand et en néerlandais. Et nous pourrions allonger cette énumération avec oito et noite en portugais, otto et notte en italien, opt et noapte en roumain, aetta et natte en suédois, ainsi qu’(h)ocht et oíche en gaélique irlandais. La liste n’est pas exhaustive et vous pouvez trouver différentes occurrences sur ce forum.

Quoi qu’il en soit, cela ne concerne que certains types de langues, apparentées entre elles, à savoir les langues romanes, les langues germaniques et les langues gaéliques (sous-branche des langues celtiques). Tous ces idiomes font partie de la famille indo-européenne, donc ont une origine commune.
Lisant actuellement Historia de la lengua española, de Rafael Lapesa[1], j’ai trouvé un passage qui apporte certains éléments de réponse à cette question. Voici la traduction que je vous propose :
« Dans presque tous les pays de langue romane où les Celtes étaient présents, le groupe de phonèmes latin /kt/ a évolué en /it/ ou en /ĉ/[2], des résultats dans lesquels se retrouvent les langues romanes occidentales (lat. nocte, factu > port. noite, feito ; esp. noche, hecho ; cat. nit, fet ; prov. nuech, fach ; fr. nuit, fait). La première phase de ce phénomène (relâchement du phonème /k/ en [χ], un son correspondant au j du castillan moderne) apparaît dans des inscriptions gauloises et est généralisée en gaélique irlandais. Dans des inscriptions celtibères, on peut lire Rectugenus, ainsi que sa contraction Rectugeno, qui devrait probablement se prononcer *Reitugeno ; ce nom évoque le personnage même de Rhetogenès, héro de Numance[3] mentionné par Appien. Comme le groupe /ks/ a suivi une transformation analogue à celle de /kt/ (lat. laxare > port. leixar ; esp. lexar ; fr. laisser), d’importance similaire, ce phénomène pourrait être également d’origine celtique. »
Cet extrait d’un ouvrage de référence en philologie montre donc que le nuit et huit se terminaient de la même façon en latin. Peut-être était-ce aussi le cas dans les langues celtiques des pays conquis[4]. Quoi qu’il en soit, les langues italiques et celtiques étaient assez proches, au point que certains linguistes parlent d’un rameau italo-celtique[5] au sein de la famille indo-européenne. Cette origine commune expliquerait pourquoi nuit et huit de terminent de la même façon dans les langues romanes et gaéliques.
Que dire alors de la coïncidence dans des langues germaniques, comme l’allemand, le néerlandais, le suédois ou l’anglais ?
Il se trouve que les langues germaniques font également partie de la grande famille indo-européenne. La génétique prouverait que les habitants d’Europe occidentale (Celtes, Latins et Germains) sont assez homogènes génétiquement, et différents en la matière des Européens orientaux (notamment les Slaves et les Baltes). En effet, les Indo-européens auraient conquis l’Europe occidentale plus tard que les territoires eurasiens situés plus à l’Est, par des conquêtes ayant eu lieu entre -2200 et -1800, du fait de leur supériorité en technologies militaires. En effet, on pense que leurs ancêtres yamnayas avaient été les premiers à domestiquer le cheval et à inventer le char. À cette époque, on commençait à maîtriser la métallurgie du bronze et le seul endroit où se trouvaient réunis les gisements nécessaires à cet alliage (cuivre et étain) était la Bohême (actuelle République tchèque). Les Indo-européens qui y étaient installés pouvaient donc s’imposer grâce à leurs armes plus solides. Néanmoins, à cette période, certains pensent qu’ils ont apporté leurs gènes en décimant la population masculine, mais pas encore leur langue sur tous ces territoires (hormis peut-être par endroit, comme dans le cas des Lusitaniens à l’Ouest de la péninsule Ibérique). Cette hypothèse est aujourd’hui remise en question. Actuellement, les historiens pensent plutôt que les hommes yamnayas étaient des guerriers forts et dominants, bien placés dans la hiérarchie des clans mêlés, dont le prestige social séduisait davantage les femmes autochtones que les mâles issues de leur ethnie. Vers -500, les Celtes ont imposé leur langue indo-européenne sur de larges territoires, du fait de leur maîtrise d’un nouveau métal : le fer. Notons que, d’après certains linguistes, les Daces de l’actuelle Roumanie étaient des Celtes. Comme indice qui va dans ce sens, pour s’adresser à son père, on dit tad en breton et tata en roumain. D’autres spécialistes estiment que le dace était une langue indo-européenne d’une autre branche, apparentée à l’albanais. Quoi qu’il en soit, le roumain est une langue latine également concernée par le rapport huit / nuit. Cette vidéo de la revue historique Hérodote explique tout cela avec clarté et précision :
Pour résumer, la similitude entre huit et nuit dans de nombreuses langues s’explique tout simplement par le fait que ces idiomes ont une origine commune remontant à une période assez récente à l’échelle de l’histoire de l’humanité, à savoir l’Antiquité.
[1] D’après Rafael Lapesa, Historia de la lengua española, Gredos, Madrid, 2022, p. 49, point 7. Traduction inédite de Jean O’Creisren.
[2] Son [tʃ], comme dans l’espagnol chico / chica ou l’anglais cheap.
[3] Ville celtibère ayant résisté pendant une vingtaine d’années à l’invasion romaine, au milieu du IIe siècle avant Jésus-Christ.
[4] gaulois pour la France, langues hispano-celtiques (dont celtibère) pour l’Espagne centrale et occidentale, éventuellement lusitanien pour le Portugal et dace pour la Roumanie (bien que les philologues ne s’accordent pas quant à la celticité de ces deux derniers peuples indo-européens).
[5] Les langues italiques comprenaient l’osque, l’ombrien, le vénète, le messapien, le rhétique et le latin (plus d’informations sur ce lien). Seule cette dernière a donné naissance à des idiomes encore parlés aujourd’hui, les langues romanes. Les langues celtiques se répartissaient en 5 branches sous l’Antiquité, à savoir le gaulois, le celtibère et le lépontique sur le continent, ainsi que les langues brittoniques et gaéliques dans les Îles britanniques. Seuls les deux rameaux insulaires ont traversé les siècles jusqu’à nos jours. Les langues brittoniques incluent le gallois, le cornique et le breton (qui ne descend pas du gaulois, mais a été apporté en Armorique par des Celtes de Grande-Bretagne fuyant les invasions anglo-saxonnes aux Ve et VIe siècle). La branche gaélique inclut les gaéliques irlandais et écossais, ainsi que le mannois (ou manxois), parlé sur l’Île de Man.
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