Connaissez-vous le Pérou ? Terre des Incas, ce pays recèle de nombreuses réalités ethniques et sociales : différents peuples autochtones, mêlés aux Créoles, aux Afro-descendants ainsi qu’à des personnes dont les ancêtres provenaient du Levant ou d’Extrême-Orient… 🌎 Une société complexe, où certains habitent dans des quartiers huppés, tandis que d’autres vivent de manière traditionnelle dans les Andes ou la Forêt amazonienne. D’autres encore survivent dans des bidonvilles marqués par la misère, le narcotrafic et la traite d’êtres humains.
À titre personnel, je n’ai jamais eu la chance de me rendre dans ces pays d’Amérique latine où le multiculturalisme et de criantes inégalités montrent l’humanité dans ce qu’elle a de meilleur comme de pire. Quelles solutions politiques proposer là-bas, ici et ailleurs ?
Je n’ai pas la réponse, mais, en tant que catholique, j’écoute ce que disent les Papes successifs à ce sujet. 🙂 Le texte que vous lirez, si vous le souhaitez, a été terminé le 22 décembre 2016 (ou le 11 novembre 2015). J’ai choisi de le publier tel quel, sans le modifier (hormis quelques maladresses stylistiques et erreurs typographiques). À l’époque, sa rédaction m’avait demandé un grand travail de recherche, car il s’agissait d’une expérience littéraire et intellectuelle que je souhaitez tenter. En effet, j’avais lu certains textes importants de la pensée sociale chrétienne, souhaitant mettre en œuvre les orientations politiques que donne le Saint-Siège dans un bidonville fictif de la banlieue de Lima. 🌆 J’ai commencé par lire avec beaucoup d’intérêt l’encyclique Mater et Magistra, rédigée par Jean XXIII et publiée en 1961. J’ai ensuite épluché le Compendium de la doctrine sociale de l’Église, un texte à l’époque exhaustif paru en 2004, sous le pontificat de Jean-Paul II. J’ai également mis à jour ma connaissance du catholicisme social en lisant Caritas in Veritate, de Benoît XVI, puis l’incontournable encyclique Laudato Si’, où le Pape François explique très clairement que nuire à l’environnement relève du péché. 🌱 Depuis 2016, j’aurais pu actualiser cette nouvelle en m’inspirant des derniers textes du Magistère, notamment Oeconomicae et pecuniariae quaestiones, Fratelli Tutti et Dignitas Infinita (que j’ai bien évidemment pris le temps de lire, entièrement ou en partie). 😊
Comme n’importe quel point de vue politique, nous avons tous le droit d’y adhérer ou non. Ce que je vous propose date de 2016. Il s’agit du résultat d’une expérience littéraire et intellectuelle. Comme vous pourrez le constater, certains sujets abordés sont assez sensibles. Aussi, à l’époque, j’avais pris le soin de faire relire ces parties du texte par des experts directement concernés par ces questions. Certainement qu’aujourd’hui, je les aborderais avec davantage de tact et de maturité. Mais bon, tant pis, je me lance ! Si vous souhaitez en savoir plus, je vous invite à lire le texte ci-après et éventuellement à me faire part de votre opinion en commentaire… 🙂

Le soleil se lève sur le bidonville de Munay Wasichay, dans la banlieue de Lima. Ce jeune village fourmille d’habitants aux origines multiples : des Amérindiens, des Blancs et des Métis, des Afro-péruviens et des Mulâtres, des Zambos[1] et des Asiatiques, dans un brassage multiracial et multiculturel typique de l’Amérique latine. Venus des quatre coins du pays, ils ont quitté la pauvreté de la campagne pour la misère de la ville. Ces populations survivent jour après jour dans des maisons sommaires, dans des rues insalubres et dans les décharges où les habitants plus fortunés laissent ce qui ne les intéresse plus. Parmi ces pauvres, des colporteurs parfois très jeunes tentent de vendre ce qu’ils trouvent, obligés avec violence par leurs parents à rapporter de l’argent à la maison au lieu d’aller à l’école ; des prostituées louent leur corps pour tenter de nourrir leurs familles ; des enfants livrés à eux-mêmes, qu’on appelle pirañas, s’organisent en bandes pour tirer leur subsistance du vol dans la rue, tels des poissons affamés. Certaines personnes promettent un avenir meilleur à ces petites gens : des chamanes, des guérisseurs et des sectes en tout genre, des idéologues qui entendent amener la justice sociale par la révolution, des trafiquants de drogue ou d’organes et toutes sortes de réseaux mafieux. Des aveugles qui guident des aveugles !
Un beau jour, on apprend que des nouveaux venus se sont installés dans le quartier. Bernardo, Isidro, Juan Bautista, Lucas, Mateo, Francisco et Mariano ne sont pas d’ici, mais ces sept hommes ont emménagé dans la bâtisse que certains habitants leur ont construite moyennant un salaire correct. Ces étrangers sont tous célibataires, et bien qu’ils ne soient pas de même parenté, on les appelle « frères ». Leur regard est toujours bienveillant envers ceux qui les croisent, ils s’invitent chez les gens pour parler avec eux, écouter leurs préoccupations et leurs projets, et éventuellement leur rendre service. Juan Bautista a un bon contact avec les enfants. Il les fait jouer en groupes et leur apprend plein de choses. Lucas soigne et donne des conseils d’hygiène et de sécurité. Mariano accompagne les femmes, mères au foyer ou jeunes filles, en partenariat avec la sœur Margarita Magdalena et d’autres femmes du quartier, qui ont à cœur le souci de la promotion féminine. Isidro ne parle pas beaucoup. Il écoute et donne des conseils à ceux qui cultivent un lopin de terre ou élèvent des animaux à la maison. Il sait comment rendre ces affaires plus productives et donc plus nourricières. Francisco est auprès des plus marginalisés : les lépreux, les sans-abris, les toxicomanes. Il les écoute et tente de les réconforter par sa présence et ses paroles. Mateo est plus discret. On ne le voit que de temps à autre chez les gens, souvent accompagné d’un autre frère. C’est lui qui fournit à celles et ceux qui en ont besoin le matériel ou la nourriture nécessaires, selon ce que lui ont rapporté les autres. Quand l’occasion se présente, les frères parlent aux habitants de ce Dieu qui les aime, et les invite à venir les rejoindre le dimanche, où le père Bernardo, supérieur de la communauté, préside généralement la messe à la mission. Les sept hommes invitent leurs ouailles à louer le Seigneur qui leur donne tout ce qu’ils ont et tout ce qu’ils sont, à sanctifier ce jour de repos par une charité agissante au sein de la famille, mais aussi auprès des malades, des infirmes et des personnes âgées, à le mettre à profit pour la réflexion, le silence et l’étude.
Beaucoup de gens viennent habituellement au rendez-vous, mais beaucoup d’autres se méfient. Certain disent que ces énergumènes sont là pour les endoctriner, les manipuler. Néanmoins, ils vivent comme des pauvres parmi les pauvres, en se contentant du minimum. Cela est certes un grand luxe en comparaison avec la misère qui gangrène le bidonville, mais dans une grande frugalité par rapport à leurs détracteurs qui essaient de monter les petites gens contre eux. Mais d’où vient cet argent qui leur permet de faire leurs œuvres de charité ? Et une partie de la mission n’est-elle pas inaccessible aux gens du quartier ? Que cachent-ils là-dedans ? Que cache ce discours complaisant ? Tout le monde sait bien qu’on ne donne jamais rien gratuitement. Que veulent-ils en réalité ?
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Un matin, Juan Bautista se promène le long du fossé. Au bord, il voit deux pirañas qui émergent lentement des couvertures en laine de lama dans lesquelles ils ont passé la nuit.
– Bonjour les enfants !
– Hé, réveille-toi ! V’là le frère Juan Bautista ! Hé, Quirico ! Réveille-toi, feignasse !
– Qu’est-ce qu’il a ? Il est peut-être malade, insinue Juan Bautista.
– Non, c’est rien, c’est juste la défonce d’hier soir. Allez, debout !
– Hmm…, grogne Quirico. Putain, j’ai mal à la tête… Ah ! Bonjour mon frère !
– Bonjour Quirico ! Je t’avais dit de ne plus jamais sniffer de la colle, tu vois bien dans quel état ça te met… Pourquoi tu continues ?
– Ça m’aide à oublier ma faim et mes problèmes. Vous pouvez pas comprendre !
– Eh bien quand ça ne va pas, viens nous voir ! On est là pour t’aider quand tu en as besoin. Avec nous, tu peux parler, jouer. On connaît même des associations qui sont là pour aider les enfants comme vous. Il y a aussi des familles qui sont prêtes à vous accueillir. Quant à la faim, ce ne sera pas un problème aujourd’hui, car je vous ai apporté le petit déjeuner !
– Super ! s’écrient en chœur les enfants à la vue des sandwiches au pain de pomme de terre. On crève la dalle !
– Peut-être, mais je ne vous les donnerai pas tant que vous n’aurez pas dit le mot magique…
– Merci !
Les yeux pétillant d’allégresse au milieu de leurs visages encrassés, les enfants des rues dévorent leur repas à pleines dents. Lorsqu’ils ont fini, le frère leur annonce :
– Alors, comme d’habitude, vous êtes bienvenus à la mission ce midi pour le déjeuner et pour le foot. N’hésitez pas à amener des copains, d’autant plus qu’il y aura une surprise…
– C’est quoi ?
– Mais si je vous le dis, ce ne sera plus une surprise.
– Allez, on ne répètera pas !
– Promis ?
– Promis !
– Eh bien il y aura un monsieur qui viendra déjeuner et jouer avec vous. Il s’appelle Tomás et viendra m’aider à m’occuper de vous.
– Qu’est-ce qu’il nous donnera ?
– Il ne vous donnera rien à manger, ni de jouets, mais il vous apprendra à lire, à écrire et à compter, pour que vous puissiez apprendre un métier et avoir une vie bien meilleure plus tard. Ça vous dit ?
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Isidro se promène dans le bidonville, regardant d’un œil distrait si quelque visage connu passe par là. Soudain, un jeune homme l’interpelle :
– Salut ! Ça va ?
– Bien, et toi ?
– Impeccable ! Qu’est-ce que tu cherches, comme ça ?
– Vaste question… Et toi, que recherches-tu ?
– Des clients qui seraient intéressés par ma came. Par hasard, tu ne chercherais pas du matos, toi aussi ?
– Tu fais erreur, jeune homme. Je suis prêtre et…
– Oh, pardon mon père ! Qu’est-ce qui m’a pris de vous tutoyer ? Moi aussi, je suis chrétien. Je vous en supplie… Bénissez-moi, mon père ! Bénissez-moi !
– Tu es chrétien ?
– Oui, je vous le jure par sainte Rose de Lima ! Je suis un fier disciple du Christ : je fais mon signe de croix dès que je passe près d’une église, j’allume des cierges devant les images de la Vierge Marie et les photos des défunts, j’ai même une Notre-Dame de Guadalupe tatouée sur le bras droit, et je porte une croix. Vous voyez ?
– Je vois que tu es bien enthousiaste à m’expliquer tout ça. Mais sais-tu ce qu’a enseigné Jésus ?
– Bien sûr : il faut s’aimer les uns les autres ! Et moi, j’aime tout le monde, je suis souriant, je donne à l’Église, je respecte notre Mère la Terre, je mange du poisson le vendredi…
– … et tu vends de la mort.
– Hein ?
– Tu m’as très bien compris : tu empoisonnes les gens en leur pompant leur fric. C’est ça, pour toi, aimer ton prochain ?
– Mais, mon père, ça rend les gens heureux ! Ça les fait rire et même accéder au paradis. En plus, je ne pousse pas à la consommation. Moi, je ne suis qu’un humble intermédiaire entre mon patron et les clients. Et si ce n’était pas moi, un autre leur vendrait à ma place…
– Arrête de trouver des excuses bidon ! Arrête ce business mortifère et recherche vraiment le Christ ! Convertis-toi et change radicalement de vie, parce que, pour l’instant, tu fonces tout droit vers l’enfer.
– Mais mon père, c’est mon gagne-pain…
– Eh bien, si tu arrives à faire du chiffre en vendant cette merde, tu peux très bien réinvestir tes compétences commerciales dans une affaire honnête et constructive.
– Mais, mon patron, il va me flinguer si je le laisse tomber…
– Eh bien dis-lui de passer nous voir à la mission prendre un café, et on en parle. Tu peux lui dire que je prie bien pour lui, et aussi pour toi. Comment t’appelles-tu ?
– Par ici, on m’appelle Perico Porrito.
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Le lendemain, on tambourine à la porte de la mission. Mateo range l’argent et le carnet de comptes et se dirige vers l’entrée. Quelle n’est pas sa surprise quand il se retrouve face à trois hommes cagoulés qui braquent des révolvers et des kalachnikovs sur son visage.
– Que… que voulez-vous ?
– Je viens m’entretenir avec le propriétaire de cette baraque.
– On n’entre pas armé dans cette maison ! répond Bernardo, qui pénètre tout juste dans la pièce par le couloir. Je vous demande donc de déposer les armes et de venir prendre un café tranquillement. On peut discuter sans problème entre gens civilisés…
– Bien sûr, répond l’homme en prenant place. Les deux gorilles qui l’accompagnent posent leurs révolvers et kalachnikovs sur la table et fixent les religieux d’un air grave.
– Je suis le supérieur de cette communauté. Je vous écoute, messieurs !
– Et moi, je suis le parrain de ce bidonville et je viens vous demander de vous tenir à carreau. Depuis que vous êtes ici, rien ne va plus sur mon territoire. Hier, l’un de mes hommes qui effectuait son travail de vente a été agressé par l’un de vos illuminés qui s’est amusé à lui faire peur avec votre Dieu qui aliène les hommes. J’ai des projets pour tous ces gens, pour ce quartier, et vous venez tout faire capoter. La prochaine fois que vous vous mettez en travers de ma route, je vous fais canarder. Compris ?
– Vous avez des projets pour ce quartier et pour ses habitants ? Mais ça a l’air intéressant ! Expliquez-nous donc ça.
– Euh… Très bien. Comme vous le savez, ce pays n’est pas des plus égalitaires. Vous avez vu dans quelle misère vivent ces gens ?
– Oui, cela nous scandalise et nous sommes justement venus pour les aider à s’en sortir. Mais je vous en prie, continuez !
– Cette misère est entretenue par ce gouvernement corrompu et ces Gringos qui pillent nos richesses, alors que nous aurions le potentiel de vivre dans de bien meilleures conditions matérielles. L’Empire des Incas vivait dans l’abondance et la paix, car il ne connaissait ni le capitalisme ni votre Dieu, ni aucune de ces saloperies que les Espagnols et les autre Occidentaux ont apportées en envahissant ces terres du Fils du Soleil, en volant leur trésor et en exploitant les indigènes. Nous voulons rétablir le système politique de nos ancêtres en commençant par des économies alternatives. Tout d’abord, nous essayons de réunir des financements pour organiser petit à petit l’autogestion dans ce bidonville, tout mettre en commun et planifier la vie du prolétariat sur une base égalitaire et juste.
– Que de bonnes intentions ! Je vois qu’à la source de votre projet, il y a un sain désir de justice. Laissez-moi vous parler de ce que nous tentons d’amorcer ici…
– Je ne veux pas le savoir, corbeau morveux ! Votre idéalisme n’est qu’hypocrisie ! Votre Église n’a rien fait pour empêcher le massacre des Indiens et l’esclavage des Africains. Elle a soutenu les pires dictatures, de Franco à Videla. Nous, nous proposons un vrai projet, celui qu’avaient compris nos ancêtres, celui qu’ont théorisé de grands penseurs comme Marx et Bakounine, celui pour lequel se sont battus Che Guevara et les frères Castro, puis le Sentier Lumineux et le Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru. Ça, c’est un sacré projet, qu’en penses-tu ?
– Je pense que vous avez raison, cher monsieur. En effet, l’Église n’a pas toujours eu les mains propres. L’Inquisition, la cupidité et l’inaction de nombreux chrétiens à l’époque de la colonisation du continent américain et de l’esclavage, ainsi que la complicité de la hiérarchie ecclésiale à certaines époques avec certains dictateurs. Voilà qui est tout à fait scandaleux ! Mais de nombreux prêtres et religieux se sont levés à toutes les époques contre ces scandales, comme Bartolomé de las Casas, qui défendait la cause des Indiens et a amené l’Église à les reconnaître comme êtres humains, ou encore saint Pierre Claver, qui défendait les esclaves noirs de Cartagena, aujourd’hui en Colombie. D’ailleurs, comme peu de gens le savent, les papes ont condamné le commerce triangulaire dès ses débuts, mais ils étaient souvent bien seuls face à de nombreux évêques, prêtres ou autres chrétiens esclavagistes.
– Ah bon ?
– Eh oui ! Quant à l’Inquisition, évidemment, on ne peut que la condamner avec notre regard du XXIe siècle. En effet, nous avons la chance de vivre à l’époque des droits de l’homme et de la liberté de conscience, et cette « police de la pensée », comme aurait dit Orwell, nous paraît intolérable. Cependant, le regard de l’historien nous aide à nuancer, et nous rappelle que ce tribunal ecclésiastique était déjà une avancée par rapport à ce qui se pratiquait avant. Car il a permis que les suspects soient jugés, là où l’euphorie populaire envoyait au bûcher tous ceux qui étaient soupçonnés d’hérésie, sans autre forme de procès. L’Inquisition a donc mis fin à ces massacres. Elle a certes pratiqué des exécutions et soutiré des aveux sous la torture, mais largement moins que les juridictions civiles, à une époque où personne ne remettait en cause ces pratiques. Tout ça pour dire que l’Église a toujours recherché le bien commun, même si certains de ses membres ont eu des pratiques qui n’ont rien de chrétien.
– Ouais, c’est pas faux…
– Sous les différentes dictatures, il est vrai que la hiérarchie ecclésiale recherchait parfois la bonne entente avec le pouvoir en place, mais cela n’empêchait pas l’engagement de nombreux prêtres et religieux auprès des plus pauvres et même dans les rangs de la résistance.
– Donc on est d’accord : l’Église a une part de responsabilité dans les brûlures de l’histoire. D’où la pertinence de notre projet…
– Abordons donc votre projet ! Vous nous parlez avec idéalisme de l’Empire inca et de l’histoire du communisme et de l’anarchisme. Mais l’on sait que les Incas pratiquaient parfois le sacrifice humain et que le communisme est l’une des idéologies les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité : entre quarante et cinquante millions de morts en URSS sous le régime stalinien, le génocide des Khmers rouges au Cambodge dans les années 1970, les nombreuses victimes lors des conflits qui ont ensanglanté l’Afrique et l’Amérique latine durant la Guerre Froide, pour ne citer que quelques exemples. Et je ne parle pas de l’anarchisme, qui s’est d’abord répandu par le terrorisme puis n’a jamais réussi à être appliqué concrètement sur le long terme. Cette idéologie se dit antilibérale, mais la plus grande forme d’anarchie qui soit aujourd’hui pratiquée est l’ultralibéralisme qui régit notre mondialisation. Les idéologies libérale et anarchiste convergent vers l’individualisme, l’un des grands travers des sociétés dites développées. Entre autres, ces idéologies ont tué de nombreux chrétiens, qui se battaient pour la justice et la dignité humaine. Cela a discrédité communisme et anarchisme et a érigé les victimes en martyrs. Ainsi, si vous nous tuez, cela fera de nous des martyrs et vous discréditera.
– La fin justifie les moyens. Nous voulons établir un monde nouveau, qui ne pourra jamais être pire que les crimes de cette globalisation ultralibérale qui détruit l’homme et son environnement.
– Nous sommes d’accord sur ce dernier point. L’Église aussi a condamné le libéralisme. D’ailleurs, en lisant l’Évangile, on se rend vite compte que Jésus était proche des pauvres, des prostituées, des malades, des faibles, et de tous ceux que le monde marginalise. Il a même mis en garde contre l’argent roi, et appelle à considérer la monnaie comme un moyen, mais jamais comme une fin en soi. Dans l’Évangile de Matthieu, Il nous exhorte en ces mots : « Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’Argent. »[2] Ce qui prime aujourd’hui, c’est le marché, la productivité, la rentabilité. On oublie que l’homme doit être au centre de tout système économique. Le travail et l’argent ne sont bons que dans la mesure où ils sont au service de l’homme. Le choix de l’Église a toujours été l’amour préférentiel pour les pauvres.[3]
– Voilà un beau discours dans ce monde où c’est la finance qui gouverne…
– L’Église considère que la finance doit viser à une meilleure production de richesse et au développement. Transparence, intention droite et recherche de bons résultats sont compatibles et ne doivent jamais être séparées. L’économie et la finance sont des instruments qui doivent être utilisés de façon éthique. Elles deviennent nuisibles si elles sont menées par des intérêts purement égoïstes. Le marché a sa place, mais la mondialisation doit aussi être régie par les États et la société civile. Si l’État assure la justice distributive, que la mondialisation néolibérale remet en cause, la société civile apporte l’économie de la gratuité.
– Mouais ! Je suis plus ou moins d’accord là-dessus. Pour moi, le capitalisme est un fruit pourri de l’arbre malade occidental. Les Occidentaux violent notre Mère la Terre, alors que les Indigènes vénèrent la déesse Pacha Mama et honorent la nature dans leur sagesse panthéiste.
– Si le christianisme ne divinise pas la création, mais adore seulement son Créateur, la Terre est comme une sœur et comme une mère, comme le disait saint François d’Assise. D’ailleurs, le Pape François, qui l’a pris comme saint patron au moment d’être choisi comme successeur de Pierre, a écrit une encyclique intitulée Laudato si’. Il y appelle toute l’humanité à prendre soin de l’environnement.
– Et de quelle façon ? En continuant à interdire l’avortement pour inciter les cathos à se reproduire comme des lapins et à être plus nombreux à polluer la planète ?
– Dieu a créé l’univers par amour. Sa volonté est que l’homme vive en harmonie avec la nature, dans le respect de la création, mais aussi dans le respect de toute vie humaine, depuis sa conception jusqu’à son terme naturel. Toute création et toute créature est voulue par Dieu et l’homme vit de cet amour divin qui se manifeste dans la nature. En ce sens, nuire à l’environnement est un péché. De plus, il ne faut pas se complaire dans de beaux discours, mais agir de manière écologique. S’inspirant de Bartholomée, patriarche orthodoxe de Constantinople, François demande de dépasser le consumérisme, l’avidité et le gaspillage pour aller vers le sacrifice, la générosité et le partage. Mais le Saint-Père ne limite pas cette question à son aspect environnemental, et invite à une « écologie intégrale ».
– Une quoi ?
– Une écologie intégrale, qui résolve à la fois la crise environnementale et la crise sociale. Concrètement, il s’agit d’adopter aussi une écologie humaine et même une écologie culturelle.
– Une écologie culturelle ? Qu’est-ce que c’est que cette invention ?
– Cela revient à permettre aux cultures locales, dont la diversité fait la richesse de l’humanité, de survivre, au même titre que les espèces animales et végétales. Ici au Pérou, nous avons la chance de voir cohabiter de nombreuses communautés, notamment amérindiennes. Celles-ci sont les meilleurs gardiens de la forêt amazonienne. En effet, elles sont des exemples de respect de l’environnement, et préserver ces communautés contre le pouvoir de l’ultralibéralisme fait partie de l’écologie intégrale.
– Donc, si je comprends bien, notre communisme et votre christianisme ne sont pas si éloignés. C’est ce qu’avaient compris les adeptes de la théologie de la libération.
– Le communisme se réclame de valeurs tout à fait chrétiennes : la justice sociale, l’égalité, la fraternité… mais en se basant sur une lutte des classes haineuse et réductrice, alors que travail et capital sont complémentaires et amenés à coopérer plutôt qu’à s’opposer. Le travail est certes ce qui doit primer, mais le christianisme social soutient le système capitaliste, l’initiative, la propriété privée si et seulement si tout cela est encadré par un système juridique ferme d’inspiration éthique et religieuse. D’ailleurs, on voit bien que l’application politique du marxisme n’a pas fonctionné et a même causé pas mal de dégâts… Jésus dit qu’on reconnaît si un arbre est bon ou pas aux fruits qu’il donne. Il en est de même pour de nombreuses choses. Le communisme voulait un monde juste, mais dans une logique matérialiste, en refusant Dieu. Or l’homme ne vit pas seulement de pain, mais aussi de sa dimension spirituelle, qui fait partie intégrante de sa personne. Sans Dieu, il ne peut rien faire. Un humanisme authentique inclut Dieu.
– C’est un point de vue très occidental. J’ai eu l’occasion de parler avec des camarades russes qui regrettent la société égalitaire de l’URSS, ce monde nouveau construit par et pour un homme nouveau.
– Mais ce n’est pas en faisant table rase du passé que l’on construit l’avenir ! Si l’on supprime la tradition, ou qu’on l’ampute, sur quoi édifier cette société parfaite dont vous rêvez ? Si l’on coupe un arbre à la racine, il ne reste plus rien. C’est pour cela que l’Église s’est toujours adaptée aux cultures des peuples qu’elle a évangélisés aux quatre coins du monde. C’est pour cela que mes frères et moi parlons aussi quechua, comme se sont adaptés les missionnaires de tous temps. L’Église catholique a également réfléchi à la question sociale, en considérant bien sûr les aspects matériels de la personne humaine, mais en la reconnaissant aussi comme à l’image et à la ressemblance de Dieu. Je vous encourage à vous intéresser à la doctrine sociale de l’Église. Vous remarquerez que ce n’est pas une idéologie conservatrice et libérale, mais une réflexion ouverte qui invite les hommes de bonne volonté à rechercher le bien commun par-delà les clivages politiques…
– Concrètement, quel système politique défend votre doctrine sociale ?
– Le Compendium de la doctrine sociale de l’Église, texte de référence en la matière, rappelle que « l’Église ne se confond pas avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique. »[4] Ce principe s’appuie sur la Parole de Jésus : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. »[5] C’est pour cette raison que, lorsque la hiérarchie ecclésiale était intimement liée à des régimes politiques, cela posait problème. La réflexion de l’Église en la matière a bien évolué depuis l’époque de l’Inquisition. Et pour garder son rôle d’autorité morale indépendante, et même parfois de contre-pouvoir, elle a besoin d’une certaine liberté, et donc de ne pas trop se compromettre avec le pouvoir en place.
– Et vous, vous vous considérez comme un contre-pouvoir ?
– Dans ce bidonville, nous ne souhaitons ni nous soumettre totalement à l’État, ni le remplacer, mais nous reconnaissons sa compétence dans certains domaines, et apportons notre complémentarité dans d’autres. Cependant, cette coopération ne nous empêche pas de dénoncer ce qui est dénonciable dans les affaires politiques. Nous ne cherchons pas à établir une utopie, un paradis terrestre, mais à aimer les habitants de ce quartier. Nous cherchons à les aider à améliorer leurs conditions de vie et les appelons à se réaliser pleinement, en prenant en compte toutes leurs dimensions, tant corporelle et matérielle que spirituelle, tant affective que morale, tant intellectuelle que sociale. Nous ne sommes ici que pour servir et pour indiquer le chemin du salut.
– C’est bien la différence entre vous et nous. Nous, nous avons un vrai projet, et nous savons que notre modèle peut apporter un bonheur durable sur Terre.
– Quant à nous, nous croyons que le seul monde parfait est la Jérusalem céleste, cette cité sainte où le Seigneur nous accueillera après notre vie sur terrestre. C’est cette espérance qui motive notre travail d’ici-bas au service des hommes et des femmes de ce bidonville. Dieu, qui est amour, nous appelle à hâter la venue de Son Royaume dès le temps présent. Le mystère de la Trinité est une profusion d’amour gratuit pour l’humanité et pour la création. En Jésus, Dieu fait homme, tous les hommes sont appelés à participer à cet amour gratuit. En ce sens, le christianisme est une religion profondément humaniste.
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Le Père Francisco égrène son chapelet dans l’oratoire. Il prie en communion avec les frères et sœurs qui, dans le monde entier, confient la mission de la communauté au Seigneur. Les missionnaires savent bien que leur action serait impossible sans le soutien spirituel et matériel de l’extérieur. Des donateurs du Pérou et d’ailleurs consacrent à leur œuvre une partie de leur revenu pour permettre aux frères de venir en aide aux plus démunis. En échange, Francisco prie pour eux. Tout d’un coup, il entend grincer timidement la porte.
– Bonjour, mon frère.
– Bonjour Sebastián ! Vas-y, entre ! N’aie pas peur ! Qu’est-ce qui t’amène ?
– Je voudrais me confesser.
– Bien sûr ! Je suis là pour ça. Assieds-toi ou mets-toi à genoux. Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit…
– Voilà mon frère… J’ai… J’ai… Comment dire ? Je ne sais pas par où commencer… C’est très délicat…
– N’aie pas peur, Sebastián ! Quel que soit ton péché, le bon Dieu t’aime et a envie de te pardonner.
– J’ai l’impression que… J’ai l’impression que je suis attiré par les hommes.
– Ah bon ?
– Mais je n’ai jamais vécu avec un garçon ce que me dicte mon désir, et cette idée même m’effraie. Mais le désir est là. Je le sens, et je n’en suis pas fier. C’est la première fois que j’en parle à quelqu’un, et je sais que c’est un péché, mais c’est une telle attirance… Je me dégoûte, mon Père ! Je m’en veux de ne pas être normal, c’est horrible !
– Tu n’as pas à t’en vouloir, Sebastián ! Le désir te vient tout seul et tu n’y peux rien. Tu n’as pas à culpabiliser… L’Église a canonisé des personnes qui éprouvaient ce même désir que toi, et qui ont été de grands saints.
– C’est vrai ? Qui ça ?
– Par exemple, le moine cistercien saint Aelred de Rievaulx, qui a vécu en Grande-Bretagne au XIIe siècle. Il avait en lui ce désir d’affection que tu ressens. Comme toi et comme lui, tout être humain éprouve ce besoin d’aimer et d’être aimé. N’oublie pas que Dieu est amour ! Ce désir est, certes, une blessure, mais tout dépend de ce que tu en fais.
– Ben… Justement, j’aimerais bien savoir quoi en faire, de ce désir qui me ronge…
– Aujourd’hui, l’Église ne condamne pas les personnes ayant des tendances homosexuelles. Dieu seul connaît le cœur de chacun et Dieu seul est capable de juger, c’est pourquoi Jésus nous interdit de juger quiconque. Si l’Église considère certains actes comme mauvais, elle ne juge jamais les personnes. En revanche, quel commandement nous a laissé le Christ ?
– « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. »[6]
– Très bien ! Alors n’aie pas peur : ni moi, ni aucun chrétien n’est là pour te juger, mais pour t’aimer, t’accompagner dans ce que tu vis, qui n’est pas évident. Tu ne te limites pas à ton désir, et ce désir en particulier n’est pas ton seul et unique désir. Tu es d’abord Sebastián avant d’être comme ci ou comme ça.
– Oui, mais que faire de ce désir en particulier ?
– Aujourd’hui, l’Église encourage les personnes ayant des tendances homosexuelles à vivre avec les autres de saines amitiés dans la continence, c’est-à-dire sans rapports sexuels. C’est le chemin qu’a suivi saint Aelred et que suivent encore de nombreuses personnes aujourd’hui. Mais rassure-toi, les hommes attirés par les femmes et les femmes attirées par les hommes doivent aussi apprendre à dompter leur désir corporel pour vivre leur amour dans une saine chasteté. Et moi-même, en tant que célibataire consacré, je dois aussi parfois me battre avec mon corps. Ce n’est facile pour personne ! Mais si tu veux, je peux te mettre en relation avec des personnes qui vivent ce que tu vis et avec des gens qui pourront t’aider. Tu peux aussi t’intéresser à la vie de saint Aelred. Es-tu prêt à recevoir l’absolution ?
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La pleine lune luit au-dessus du bidonville plongé dans la pénombre. Les frères Lucas et Mariano s’avancent en direction de la route où deux femmes légèrement vêtues attendent sous un lampadaire.
– Bonsoir mesdames ! lance Mariano.
– Bonsoir mon mignon ! Laquelle de nous deux te ferait le plus plaisir ?
– Nous ne venons pas pour ça. Nous sommes des religieux et…
– Je comprends. Tout seul dans votre lit, tous les soirs… Ça doit être terriblement ennuyeux et tellement frustrant…
– Désolé, mais on préfère les hommes, plaisante Mariano. La preuve : on est sept mecs à vivre ensemble et en plus, on est mariés avec Jésus ! Le dimanche, on enfile même nos plus belles robes pour Lui…
– Mettez-vous au moins des préservatifs ? interroge Lucas.
– Bien sûr ! Tu ne risques rien avec nous…
– Vous faites erreur. C’est juste que je suis médecin et soucieux de votre santé. Nous ne sommes pas venus pour consommer vos services. Nous savons qu’avant d’exercer ce métier, vous êtes des personnes formidables, intelligentes et dignes d’être aimées en vérité. Vous savez, nous ne valons pas plus que vous ; nous ne sommes que de pauvres pécheurs. Mais nous savons que Jésus nous aime et qu’Il vous aime aussi.
– Ah ! Voilà que les curés ne nous font pas la morale ! Mais ton Jésus, combien…
– Toi-toi, Conchita ! coupe la seconde petite dame. Tu ne sais pas ce que tu dis ! Moi, je le connais, Jésus. Il est présent à mes côtés chaque jour de ma vie. Je le prie, et Il m’écoute, Il me réconforte quand ça ne va pas. Vous savez, notre vie est tellement dure qu’on a besoin de se sentir aimées, non pas comme le font ces cochons qui viennent tirer leur coup, mais aimées gratuitement. Vous savez, je n’ai pas choisi de faire ce travail, mais les circonstances de la vie m’ont amenée sur ce trottoir. Dans ce métier, on nous regarde soit comme des objets, soit avec mépris. Mais vous, ça se sent que vous nous regardez autrement, comme Jésus nous regarde.
– Et oui, reprend Mariano, Jésus regardait avec amour les personnes prostituées, alors que tout le monde s’en scandalisait. Il a même dit aux pharisiens que les prostituées et les publicains les précédaient dans le Royaume de Dieu. Quel est votre nom ?
– Je m’appelle Maruja.
– Maruja, si jamais vous aviez l’occasion de faire un autre métier, comment réagiriez-vous ?
– Je ne rêve que de cela : pouvoir faire un travail dans lequel je me sente vraiment utile et qui m’épanouisse vraiment. Un travail dans lequel je puisse juste gagner de quoi vivre honnêtement.
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Le soleil se lève sur le bidonville de Munay Wasichay. Dix ans ont passé, et c’est toujours une fourmilière multiraciale et multiculturelle. Mais maintenant, tous travaillent ensemble, quelles que soient leurs croyances, mettant à disposition leurs compétences respectives pour sortir de la misère dans un élan de charité et de fraternité. Les différences sont gérées avec ouverture et respect, et les uns et les autres évitent de tomber dans les écueils du relativisme et du nivellement culturels. De la grande diversité émane une grande richesse, où chacun contribue à sa manière au bien commun, par un travail rémunéré, mais aussi par le don et la gratuité. Les vieux, loin de s’enterrer dans leurs tombes, font partager leur expérience et leur recul, leur savoir traditionnel et leur prière, pour nourrir et enrichir le travail des jeunes[7].
Adhérant au projet de la mission, le parrain a cédé le terrain vague pour que s’y établisse une coopérative agricole. Celle-ci cultive différents produits locaux qui assurent l’autonomie alimentaire du quartier dans le respect des travailleurs et de l’environnement. Des résidents issus de la paysannerie traditionnelle ou d’autres modes d’agriculture recherchent ensemble comment assurer la sécurité alimentaire de tous d’une manière équitable et écologique. Ils organisent aussi des formations en partenariat avec Isidro. Arrivent aussi à Munay Wasichay des produits des campagnes environnantes, où les petits producteurs vendent le fruit de leur travail à un prix équitable, ce qui permet de limiter l’exode rural. Puisant dans les traditions amérindiennes et dans le respect que le chrétien doit à la création, les uns et les autres recherchent une saine existence sociale dans un bon rapport avec la nature, sans exclure l’écologie humaine.
Perico Porrito tient l’épicerie où les habitants viennent s’approvisionner en pommes de terre, en maïs, en quinoa, en patate douce, en fèves, en haricots, en oignons, en ail, en manioc, en café, en tomates, en bananes, en pêches et en bien d’autres produits de la terre. L’ancien dealer a réinvesti ses compétences commerciales, et découvre que cohérence morale et professionnalisme sont non seulement compatibles, mais nécessaire l’un à l’autre.
Avec l’aide de Mateo, Sebastián a lancé une banque de microcrédit qui a permis à de nombreuses personnes de monter leur entreprise, dans le quartier et ailleurs. En finance comme dans chaque domaine technique, on considère que le développement doit rester humain, et sans devenir trop théorique et impersonnel.
Remis en relation avec leurs familles, confiés à des familles d’accueil ou hébergés dans un foyer au cadre structurant, les pirañas sont devenus de joyeux potaches qui s’alignent en uniforme sur les bancs de l’école de la mission, dirigée par Juan Bautista et par l’instituteur Tomás. De nombreux volontaires ont rejoint ce projet, qui s’appuie sur les programmes officiels de l’État péruvien et sur les exigences du terrain. Les plus grands accompagnent les plus jeunes dans les activités connexes aux cours théoriques. En effet, l’école a son propre jardin potager. Elle assure aussi, entre autres, des ateliers manuels et artistiques, comme la couture, la danse, le dessin, la peinture, la poterie, la musique, la cuisine et bien sûr toutes sortes de sports. Tout cela permet aux jeunes d’apprendre à se débrouiller hors de la salle de classe tout en subvenant aux besoins matériels de tous les pensionnaires et demi-pensionnaires. Les éducateurs sensibilisent les jeunes au beau afin de lutter dès le plus jeune âge contre les mauvaises habitudes consuméristes.
Lucas et quelques infirmiers ont pris la place des guérisseurs et participent à l’assainissement de la vie des habitants par des enseignements préventifs. Ils s’appuient aussi sur les savoirs des habitants en phytothérapie et autres médecines traditionnelles. Ayant accès à une alimentation équilibrée et à l’eau potable, les riverains sont d’ailleurs en bien meilleure santé et marchent vers le développement en luttant contre les inégalités et en restant ouverts à la vie.
L’ensemble des frères organise des catéchèses pour enfants, jeunes et adultes, ainsi que des formations pour que les laïcs soient partie prenante du développement. Ceux-ci prennent de plus en plus de responsabilités, s’appuyant sur leurs savoir-faire et leur connaissance du terrain. Issus d’autres bidonvilles, des jeunes diplômés apportent leurs compétences au projet de promotion humaine, tandis que la mission se concentre sur les affaires religieuses. En effet, le développement a besoin d’une coopération entre les différentes disciplines, parmi lesquelles la métaphysique a autant sa place que les sciences humaines et les matières scientifiques. Tout ce savoir s’accomplit dans l’amour.
Quant à Conchita et à Maruja, elles ont abandonné le plus vieux métier du monde pour prendre chastement soin des sept hommes qui vivent dans la mission. C’est par amour qu’elles s’occupent des tâches ménagères, permettant aux frères de se consacrer au mieux à leurs exigences respectives. Elles en reçoivent un salaire correct qui leur permet de vivre et de faire vivre leurs familles décemment. Comme tous les riverains, elles ont conscience de la responsabilité sociale dont jouit chaque consommateur, et consomment donc de façon éthique et responsable.
Aidés par des architectes et des urbanistes, les habitants ont aménagé leur quartier conformément au concept d’écologie intégrale. De nouvelles habitations décentes ont été construites dans le respect du patrimoine architectural local et de manière à consommer peu d’énergie. Sur le toit de ces maisons, des panneaux solaires permettent une autosuffisance locale ainsi que la vente des excédents. Par ailleurs, le quartier est intégré dans l’ensemble de l’agglomération de Lima et desservi par les transports en commun. Chacun fait attention à consommer avec modération, à préférer le partage au gaspillage et à recycler ses déchets.
Dans un élan de charité, cette charité qui est Dieu-même, les habitants de Munay Wasichay recherchent ensemble la vérité, respectant la liberté de chacun et pratiquant la justice. Ils tentent de respecter les principes de l’enseignement social de l’Église, tels que la dignité de la personne humaine, le bien commun, le principe de subsidiarité et celui de solidarité. Ils sont acteurs de leur travail comme le sont bien des hommes et femmes de bonne volonté qui œuvrent sur toute la Terre en cherchant à établir un monde meilleur et marchent dans cette même direction, ne cherchant qu’à construire la civilisation de l’amour.
Le soleil se lève chaque jour sur ce bidonville qui s’édifie peu à peu dans la charité, qui fourmille de vie sous le regard bienveillant du bon Dieu. Oui, Dieu nous appelle à œuvrer dans Sa vigne, à nous engager auprès des plus faibles pour qu’advienne Son Royaume. Frères et sœurs chrétiens et chrétiennes, et vous tous, hommes et femmes de bonne volonté, engageons-nous au service de notre prochain !
[1] Personnes issues d’un métissage entre Amérindiens et Afro-descendants.
[2] Mt 6, 24.
[3] Cf. Compendium de la doctrine sociale de l’Église, Introduction, 3.
[4] Cf. Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, 50.
[5] Lc 20, 25.
[6] Jn 15, 12.
[7] Manuel González Prada, politicien péruvien anarchiste, avait conclu un discours en 1888 par la phrase : “¡Los viejos a la tumba, los jóvenes a la obra!” (“les vieux à la tombe et les jeunes au travail !”).
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